Vendredi matin, je suis devant l'écran d'ordinateur, je m'apprête à rédiger ma chronique. Je reçois un tweet de Vickilalune: Michael Ignatieff à Des kiwis et des hommes, ce matin, ce sera une émission dynamique. La planète Twitter est en émoi. Rapidement, Denis Coderre (bien sûr) et Josée Legault réagissent. La présence du chef du parti libéral à la très relaxante émission estivale de Radio-Canada excite. Et si Michael Ignatieff parvenait enfin à séduire le Québec? S'il réussissait, en direct du marché Jean-Talon, à nous faire tomber dans les pommes?

J'allume la télé. Le sympathique Boucar Diouf présente le menu de l'émission. Il bafouille en nommant Ignatieff. On lui pardonne, la très diserte Céline Galipeau trébuche aussi sur Ignatieff, parfois. Kiwis obligent, c'est d'abord le chef Daniel Vézina qui est à l'honneur dans l'émission. Il improvise une recette. Puis c'est au tour de la belle Geneviève Borne de venir parler cuisine. Enfin, après 45 bonnes minutes d'une angoissante attente, le remplaçant de Francis Reddy durant sa semaine de vacances, Yves Desgagnés, tout en coupant des oignons, nous annonce sans pleurer: «Après la pause, on reçoit notre ami Michael Ignatieff.»

Comment fera-t-il son entrée au marché? Avec son look des derniers jours, casquette rouge sur la tête et canette de bière à la main? Ce look conçu pour le rapprocher du peuple. Non, Michael n'écoute pas seulement du Tchaïkovski, il est aussi capable d'écouter NRJ. Ou aura-t-il préféré, pour déambuler dans les allées du marché Jean-Talon, un style plus «agriculteur romantique», en chapeau de paille et salopette, question de bien vendre sa salade?

C'est ce qu'on saura dans trois, deux, un... Vue en plongée des étals. Assis autour d'une table à pique-nique, les deux kiwis et l'Ignatieff. Le chef du parti libéral fera l'entrevue avec pas de casque. Nu-tête, vêtu d'une chemise à carreaux bleus, couleur de l'ennemi.

Il parle du plaisir qu'il avait, gamin, à faire les courses avec son père. Il nomme les mets qu'il préparait pour ses enfants: riz, poulet, steak. Derrière les animateurs, on aperçoit Martin Cauchon qui boit un café à côté d'une femme en rouge. Il se tasse. Et si je ne me trompe pas, c'est le député libéral d'Honoré-Mercier, Pablo Rodriguez, tout de blanc vêtu, qui prend sa place. Il reste planté là, entre les courges, les concombres, Desgagnés et Diouf, durant toute l'entrevue. Avec l'air tranquille et un peu ennuyé du gars qui est certain qu'on ne le voit pas. Vieux truc de pro, cher Pablo: quand tu vois la lentille de la caméra, c'est que la caméra te voit.

On présente un topo sur une pâtisserie russe de l'avenue du Parc. Peu de réactions du chef. Il ne veut pas jouer la carte des origines russes. Il est canadien! Et depuis plus longtemps que Markov! Il confie qu'il mange du sarrasin le matin, c'est son plat réconfort. On sent qu'il a chaud, sous le soleil et les projecteurs. Yves Desgagnés, le coquin, termine l'entrevue en posant la question qui tue, ou plutôt la question qui sue: si vous étiez un légume, lequel seriez-vous? Ignatieff répond sans hésiter: une asperge. Ah bon? Merci, bonjour, pub.

Ce n'était pas une mauvaise entrevue. Ignatieff était plutôt sympathique. Les animateurs ont été chaleureux, comme toujours. Mais l'opération charme n'a pas fonctionné. On ne se précipitera pas sur YouTube pour revoir ce moment de télé. L'asperge arrive loin derrière la palourde royale.

Le ton était trop Robert-Guy Scully. Ignatieff avait l'air de travailler. Ignatieff avait l'air d'expliquer. Ignatieff a toujours l'air d'expliquer. Il parle toujours aux gens comme s'ils étaient ses élèves. À Des kiwis et des hommes, il aurait pu être en vacances. Il était au marché, pas dans une classe d'université. Il aurait pu s'amuser un peu. Sans faire le clown. Juste en allant vers le monde. C'est le grand talent des leaders charismatiques. Leur proximité avec les gens. Qu'on les aime ou pas, les Lévesque, Mulroney, Chrétien, Bouchard, Charest ont tous cette qualité. Ils savent ou savaient comment se comporter avec les gens (à part avec Bill Clennett!). Se mettre à leur diapason. Même Trudeau, qu'on disait hautain, était le champion des bains de foule. Il rayonnait comme une pop star. Et quand il passait à Appelez-moi Lise, il n'avait pas le même ton qu'en Chambre. Il avait plutôt le ton qu'il devait avoir dans sa chambre. Il roucoulait devant Mme Payette.

Vous pouvez mettre une casquette sur sa tête, une bière dans ses mains et deux kiwis à ses côtés, Ignatieff restera toujours un peu coincé. Vous me direz que Stephen Harper est terne comme un mur d'hôpital. Oui, mais c'est justement ce qu'on veut d'un conservateur. Tandis qu'un libéral doit être plus... libéré.

Ce ne sera pas facile pour les Libéraux de convaincre les Canadiens de manger leur asperge. Ce serait plus simple avec une grosse légume plus séduisante. Une belle tomate juteuse, une patate en robe des champs ou une carotte crue.

Pour le moment, ils n'ont pas le choix, c'est une asperge qu'ils ont dans leur assiette. Ça va prendre de la sauce. Ben de la sauce. En avez-vous?