« Madame, c'est quoi, le génocide arménien ? »

C'était dans une classe de quatrième secondaire il y a deux semaines. La « madame », c'était moi. J'étais là pour parler de mon métier. Je venais de dire aux élèves qu'un des reportages les plus marquants qu'il m'ait été donné de faire portait sur la mémoire niée du génocide arménien, dont mon grand-père était un survivant. Un élève a aussitôt levé la main, intrigué que je puisse être marquée par quelque chose dont il ignorait jusque-là l'existence. J'ai essayé d'expliquer en quelques mots ce qu'est un génocide. Ce qu'est du nettoyage ethnique. Un million et demi d'Arméniens exterminés parce qu'ils étaient Arméniens ; 6 millions de Juifs exterminés parce qu'ils étaient Juifs ; 800 000 Tutsis exterminés parce qu'ils étaient Tutsis...

Bref, j'ai essayé d'expliquer l'inexplicable. De comprimer en quelques mots l'horreur qui se répète. Et qui se répétera tant que l'on oubliera. Tant que l'on banalisera. Tant que l'humanité n'apprendra pas de ses erreurs.

Je repensais à cette discussion en entendant le maire de Hampstead, William Steinberg, assimiler de façon éhontée le projet de loi sur la laïcité du gouvernement Legault à une forme de « nettoyage ethnique ». En conférence de presse, vendredi, il a qualifié le projet de loi 21 de « tentative de faire partir ceux qui pratiquent des religions minoritaires, ne laissant que des non-croyants et des chrétiens au Québec ». Et il a ajouté : « C'est du nettoyage ethnique, pas avec un fusil, mais avec une loi. C'est raciste et c'est ignoble. »

Alors que l'on commémorait ces derniers jours les 25 ans du génocide au Rwanda contre les Tutsis, ce sont plutôt les propos du maire de Hampstead qui me sont apparus ignobles. 

Assimiler un projet de loi sur la laïcité à du « nettoyage ethnique », c'est un affront à la mémoire de toutes les victimes réelles de nettoyage ethnique.

Fustigé de toutes parts pour ses propos incendiaires, le maire Steinberg, loin de se rétracter, a blâmé les médias qui, selon lui, se sont arrêtés à l'expression « nettoyage ethnique » sans bien expliquer son point de vue. Ce qu'il voulait dire, a-t-il écrit sur son fil Twitter, c'est que le projet de loi 21 fera en sorte que moins de gens provenant de minorités religieuses voudront s'établir au Québec. Ceux qui sont déjà ici envisageront de partir pour que leurs enfants aient les mêmes possibilités d'emploi et échappent à la discrimination. « Le Québec sera moins diversifié et plus homogène. Je ne crois pas que c'est ce que veulent la plupart des Québécois », a-t-il ajouté.

Que l'on soit très critique du projet de loi sur la laïcité, que l'on s'inquiète des effets qu'il pourrait avoir pour les minorités religieuses concernées et que l'on veuille en débattre, soit. C'est tout à fait légitime. Mais lorsqu'un élu le qualifie de « nettoyage ethnique », on n'est plus dans le débat légitime. On est dans le dérapage éthique. Un dérapage indigne de la fonction d'élu qui attise la polarisation et ferme la porte à tout débat sérieux.

Bien que je sois tout à fait en faveur de la laïcité de l'État, je suis moi-même opposée au projet de loi 21 pour des raisons que j'ai déjà évoquées. Je ne crois pas que le projet de loi soit raciste. Mais je crois qu'il va trop loin et créera plus de problèmes qu'il n'en règle. 

Un projet de loi réellement « modéré » s'en serait tenu au compromis Bouchard-Taylor de 2008, qui interdisait le port des signes religieux aux agents de l'État ayant un pouvoir de coercition - et non aux enseignants et aux directeurs d'école. Ce à quoi on me répond souvent ces jours-ci : oui, mais la majorité des Québécois en a décidé ainsi. Vox populi, vox Dei...

J'ai beaucoup de mal avec cet argument, car il me semble qu'en matière de droits fondamentaux des minorités, un gouvernement fait fausse route lorsqu'il se laisse dicter ses décisions par la foule majoritaire. Je ne voudrais pas d'un projet de loi sur les droits fondamentaux des minorités LGBTQ qui s'appuierait sur un sondage où une majorité d'hétérosexuels nous diraient à quel point l'homosexualité les rend mal à l'aise. Je ne voudrais pas non plus que la majorité anglophone du Canada dicte une marche à suivre qu'elle estimerait « modérée » pour la protection de la langue française au Québec. Même si je n'appartiens pas aux minorités religieuses qui verraient leurs droits bafoués par le projet de loi 21, il me semble que le même raisonnement s'applique.

Si on peut discuter longuement, arguments solides à l'appui, de ce que devrait avoir le droit de porter ou non une juge, une policière ou une enseignante, une chose m'apparaît claire, peu importe l'issue de ce débat : avant toutes choses, une personne en position d'autorité a le devoir de peser ses mots. Que l'on soit en faveur ou non du port de signes religieux, on devrait tous être contre les propos injurieux.