Le 4 juillet 2011, à Montréal, Hélène Cyr surfait sur internet, en prenant des nouvelles du Rwanda, un pays duquel elle était tombée amoureuse deux ans auparavant. Le titre d'un article du quotidien rwandais New Times l'a interpellée. « Ma mère était derrière les meurtres de mon père et de mes frères, nous raconte un rescapé du génocide ».

Des histoires de survivants du génocide des Tutsis, Hélène, ingénieure de formation et gestionnaire de haut niveau, en avait déjà lu et entendu plusieurs, elle qui avait décidé de s'installer au Rwanda pour participer à la reconstruction du pays. Mais une histoire comme celle d'Albert Nsengimana, qui s'est retrouvé à 7 ans le seul survivant de sa famille après que sa mère hutue eut elle-même ordonné les meurtres de son mari tutsi et de ses enfants, ça, non. Elle n'avait jamais rien lu de tel.

Elle a versé quelques larmes en lisant l'article. Albert disait à la fin qu'il aimerait faire un film pour raconter son histoire, mais qu'il avait besoin d'aide pour y arriver.

Hélène a noté qu'il y avait une adresse courriel au bas de l'article. De façon spontanée, elle a tout de suite envoyé un message à Albert dont le titre était : « Peut-être que je peux t'aider... » Puis elle est allée courir dans le parc La Fontaine pour se changer les idées.

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De ce message envoyé un jour d'été de Montréal à Kigali est née une magnifique histoire d'amitié, de solidarité et de résilience. Hélène et Albert se sont rencontrés au Rwanda en août 2011. À la question « Comment je peux t'aider ? » posée par Hélène, Albert a répondu qu'il ne voulait ni argent ni geste précis. Lui qui était seul au monde après le génocide avait juste besoin que quelqu'un soit là à ses côtés.

C'est ainsi qu'Hélène est devenue son ange gardien, me raconte le jeune homme de 31 ans, de passage à Montréal la semaine dernière à l'occasion du lancement du récit Ma mère m'a tué (chez Hugo Doc), publié à la veille des commémorations du génocide des Tutsis qui a conduit au massacre de près de 1 million de personnes.

« Hélène est comme un parent pour moi. Elle m'a redonné l'humanité que je pensais avoir perdue. En 1994, j'ai perdu mes parents et ma famille. »

« De 7 ans à 24 ans, personne ne s'est soucié de mon sort. Même pas pour me donner un crayon... En rencontrant Hélène, j'ai trouvé quelqu'un qui s'en souciait. »

Pour Hélène, l'essentiel était de donner à Albert et à d'autres Rwandais qu'elle a pris sous son aile une dignité et une autonomie, en s'appuyant sur le bon vieux principe selon lequel quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson. « Mais bon, il avait aussi besoin de deux, trois poissons dans le ventre pour commencer ! »

Avec son soutien, Albert a pu sortir de la rue, avoir un toit et obtenir un diplôme universitaire en gestion des désastres environnementaux - chose qu'il pensait impossible avant de rencontrer Hélène. Alors qu'il ne croyait plus en l'humanité, elle lui a redonné beaucoup plus que deux ou trois poissons. Elle lui a surtout redonné de l'espoir.

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Si on emploie le mot « résilience » à toutes les sauces aujourd'hui, dans le cas d'un survivant de génocide comme Albert, le mot prend tout son sens.

Né au Rwanda en 1987, Albert était le septième enfant d'une famille de neuf. Tous des garçons. Tous morts aujourd'hui, sauf lui.

Il a grandi dans un village non électrifié de l'est du pays, sans téléphone ni télévision. Pas d'eau potable non plus. Sa famille vivait d'agriculture et d'élevage. Ses souvenirs d'enfant avant 1994 sont faits de crêpes à la pomme de terre sautées et de croquettes au manioc et à la banane que son père lui achetait lorsqu'ils allaient ensemble au marché. De matchs de soccer avec les voisins avec un ballon fabriqué avec des sacs en plastique et des feuilles de bananier. Du temps passé à surveiller les chèvres, à la demande de son père. Sans être riche, la famille ne manquait de rien.

Né d'une mère hutue et d'un père tutsi, Albert a appris à l'école, au moment de remplir une fiche d'identification, qu'il appartenait officiellement à l'ethnie tutsie. Pour lui, ça ne voulait rien dire. Entre élèves, on ne faisait pas la différence. Tous jouaient ensemble.

La nuit du 6 au 7 avril 1994, tout a basculé. À la radio, on disait que l'avion du président Juvénal Habyarimana avait été abattu par un missile non loin de l'aéroport de Kigali. On laissait entendre que les Tutsis, aidés par les « cafards » accusés d'attaquer le pays, étaient responsables de cet assassinat.

Incrédule, le jeune Albert a alors vu sa mère abandonner sa famille et orchestrer la tuerie de ses propres enfants en les dénonçant aux miliciens hutus. Le même sort l'attendait aussi. Mais l'enfant a réussi à se sauver in extremis dans la forêt après avoir été témoin de scènes atroces qui le hantent encore aujourd'hui.

Vingt-cinq ans plus tard, la période de commémoration du génocide, en avril, est toujours très douloureuse. Il est incapable de mettre les pieds dans une église catholique, car cela lui rappelle les horreurs qu'il y a vues, alors qu'il s'y était réfugié. Des hommes qui viennent achever des Tutsis à la machette. Des corps entassés. Des bébés toujours vivants essayant de téter leur mère morte.

« J'ai toujours des flash-back et des cauchemars. Lorsque je dormais dans une chambre où il y avait des lits superposés, je ne pouvais jamais dormir sur le lit du haut. Je tombais toujours », raconte-t-il.

Le fait de témoigner de ces atrocités dans un livre a été extrêmement pénible pour lui, lui faisant revivre encore une fois ses traumatismes. « C'était très difficile de l'écrire. Mais en même temps, c'était tellement important pour moi de raconter mon histoire. Je voulais dire aux gens ce qui s'est passé au Rwanda, quelles sont les conséquences du génocide et de la décision politique de diviser les Rwandais. » Une façon de dire au monde : « Plus jamais ça. »

Si son rêve initial était de faire un film, il dit avoir trouvé à travers l'écriture un pouvoir de guérison inattendu, lui qui souffre de trouble de stress post-traumatique et a fait plusieurs tentatives de suicide. Les séquelles n'ont pas disparu pour autant. « Ma mère ne m'a pas tué physiquement. Mais elle m'a tué mentalement. »

La douleur d'Albert est décuplée par le fait que sa mère, aujourd'hui décédée, n'a jamais voulu lui adresser la parole lorsqu'il est allé lui rendre visite en prison, après le génocide. « Je lui ai pardonné. Mais ce qui me manque, c'est qu'elle ne m'a jamais demandé pardon. Je n'ai jamais compris ce qui l'avait poussée à poser ces gestes. Je porte toujours en moi cette question. J'ai pardonné, mais je ne peux pas oublier. »

Albert Nsengimana a participé au documentaire Rwanda, après le sang, l'espoir réalisé par Alain Stanké, dans lequel Boris Cyrulnik nous livre son analyse appliquée au génocide des Tutsis. Le documentaire sera diffusé à Radio-Canada le samedi 6 avril à 22 h 30.

Ma mère m'a tué - Survivre au génocide des Tutsis au Rwanda

Albert Nsengimana en collaboration avec Hélène Cyr

Éditions Hugo Doc