« Est-ce que mon père va mourir aujourd'hui ? »

Pendant les mois les plus noirs de son adolescence, Gregory Duran Adames se posait la question tous les matins.

Il était en troisième secondaire à l'école Saint-Luc, à Montréal. Son père venait de recevoir un diagnostic de cancer. Il lui restait quelques mois à vivre. Il avait demandé de mourir dans son pays d'origine, la République dominicaine.

Pour Gregory, qui était arrivé au pays seul avec son père à l'âge de 6 ans pour y rejoindre sa belle-mère canadienne, c'était la saison la plus dure de sa vie. Il se défoulait à l'école en y faisant les quatre cents coups. Il avait de mauvaises fréquentations. Il était sur le bord d'être expulsé de l'école. On craignait qu'il ne finisse jamais son secondaire. On craignait qu'il ne tombe et ne se relève plus.

Ça aurait pu très mal finir. Mais l'histoire que je vous raconte est celle qu'on ne raconte pas souvent lorsqu'on parle de l'école publique au Québec et de ses défis d'intégration.

Une histoire à la fois ordinaire et extraordinaire qui finit bien. Ordinaire, parce que, soutenu par une école qui a bien fait son travail, soutenu par des adultes qui ont cru en lui, Gregory s'est relevé comme d'autres avant lui, comme d'autres après lui. Extraordinaire, parce que, 10 ans plus tard, les zigzags de la persévérance et du hasard ont fait en sorte que le jeune homme est de retour à l'école Saint-Luc comme éducateur spécialisé. Dans cette même école où on a été là pour lui quand plus rien n'allait, il est appelé à faire pour d'autres ce qu'on a déjà fait pour lui.

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C'est un Gregory de 25 ans nerveux et fier qui a poussé la porte de son ancienne école, à la fin du mois d'août. Lorsqu'il a reçu un appel de la Commission scolaire de Montréal lui disant qu'il y avait une place pour lui à l'école Saint-Luc, il n'arrivait pas à y croire. « C'était surréel. »

Certains des enseignants qui ont compté pour lui travaillent toujours dans cette école. Il avait hâte de les revoir pour leur dire : « Votre travail, votre implication n'ont pas été vains. »

Gregory avait gardé des liens avec certains d'entre eux. « Mme Tardif, par exemple, c'était une prof importante pour moi. »

Enseignante d'éthique et de culture religieuse, Sylvie Tardif savait que Gregory était devenu éducateur et avait travaillé en centre jeunesse. Mais elle ne se doutait pas qu'il allait devenir son collègue. Le jour même de sa rentrée à l'école Saint-Luc, elle lui avait envoyé un texto pour lui demander de faire partie d'un jury chargé de choisir les élèves qui deviendraient cette année « médiateurs du civisme », un projet auquel il avait déjà participé comme élève.

Gregory, qui voulait lui garder la surprise, avait répondu : « Je vais voir si la job le permet. »

Ce matin-là, Claude, le surveillant, avait dit à l'enseignante : « Sylvie, tu vas pleurer...

- Comment ça, je vais pleurer ?

- Je te le dis... Tu vas être très contente de voir qui s'en vient travailler ici. »

Quelques minutes après avoir échangé des textos avec Gregory, l'enseignante l'a vu arriver. « Qu'est-ce ce que tu fais là ? !

- Ben, je travaille ici ! »

Comme Claude l'avait prédit, l'enseignante avait les yeux embués.

Elle a connu Gregory alors qu'il était en quatrième secondaire. Il venait de perdre son père et traversait une période difficile.

« Le premier souvenir que j'ai de lui, c'est qu'au premier cours, il m'a dit : "J'ai hâte qu'on arrive au module sur le mal et la souffrance." Il m'a fait un clin d'oeil. Et j'ai vu, j'ai su, qu'il y avait quelqu'un de grand en lui. »

- Sylvie Tardif

À l'époque, Sylvie Tardif avait contribué à la mise sur pied d'un groupe d'élèves médiateurs, chargés de sensibiliser leurs pairs à l'importance du civisme à l'école. Elle avait dit à Gregory : « Il me semble que tu serais bon... »

Des collègues étaient sceptiques. « Sylvie, t'es sûre que tu le prends ? Tu ne connais pas son histoire... »

Elle ne la connaissait pas, c'est vrai, et préférait ne pas la connaître tout de suite. Elle a donné une chance à Gregory. Le pari risqué en valait la peine. « Il a été fantastique dans son rôle de médiateur. »

Près de 10 ans plus tard, assis devant moi aux côtés de sa nouvelle collègue qu'il vouvoie encore, Gregory tenait à lui dire à quel point il est reconnaissant.

« J'ai senti que vous avez mis votre réputation à risque pour me donner une chance. Je sentais le besoin de ne pas vous décevoir et d'aller jusqu'au bout.

- De te prouver, peut-être ?

- Oui. Et, dans le processus, de me trouver un petit peu. »

***

À l'époque, Gregory cachait son mal-être sous une carapace d'adolescent dur à cuire. « J'avais plus peur de me montrer vulnérable que d'être chicané ou suspendu. »

Dans le cours de Sylvie Tardif, il s'était senti assez en confiance pour se dévoiler. « Ce qui a été très marquant, c'est lorsqu'il nous a offert un superbe témoignage sur le mal et la souffrance en classe. Il y a eu une connexion qui s'est passée. Tous les élèves étaient en état de choc en l'écoutant. »

L'enfant terrible qu'il était s'est peu à peu transformé en enfant modèle. Gregory a fini le secondaire avec une bourse de persévérance scolaire. Avant de partir, il a tenu à écrire une lettre d'excuses aux enseignants qu'il avait pu blesser au moment où il était en pleine crise d'adolescence.

Il s'est donné à fond dans ses études collégiales, déterminé à travailler en relation d'aide. Sylvie Tardif est bien entendu très fière de son parcours. « Il mérite sa place ici. Je suis tellement contente de voir le cheminement qu'il a fait. En racontant son histoire à d'autres, il peut leur dire : oui, c'est possible. »

Oui, c'est possible pour un enfant qui arrive à Montréal sans parler un seul mot de français, un enfant qui, la première année, vomit tous les jours sur le chemin de l'école, un enfant qui grandit dans un milieu modeste, traverse des épreuves et voit son père mourir à 15 ans... C'est possible de faire son chemin. Malgré les difficultés. Malgré le deuil. Malgré les ouragans de l'adolescence.

« C'est vraiment notre histoire, pas juste mon histoire. C'est l'histoire de tout le monde qui s'est impliqué auprès de moi. Tout seul, je n'y serais jamais arrivé », insiste Gregory, qui ne veut surtout pas qu'on le prenne pour une victime ou un héros. « Si tu passes ton temps à te victimiser, c'est du temps que tu ne prends pas pour essayer de t'en sortir. »

Nombreux sont les enseignants bienveillants qui l'ont aidé à s'en sortir. Il me parle de Martine Paquin, son enseignante de français de troisième secondaire. Il savait qu'il pouvait compter sur elle. Il savait qu'il pouvait même pleurer devant elle. C'est arrivé dans un exposé oral, au moment où il a prononcé le mot « cancer ». « J'ai dit "cancer" et je n'ai pas pu continuer ma phrase. Des larmes ont coulé. C'était le silence total dans la classe. Je suis allé m'asseoir à ma place. »

Au fil de son parcours scolaire, en plus de sa belle-mère qui l'a épaulé et d'un travailleur de rue du programme de mentorat Big Brother Black Star, il y a eu d'autres figures d'autorité marquantes, enseignants ou membres de la direction à qui Gregory s'est attaché et qui ont été des bouées de sauvetage pour lui. Mme Bensalem, enseignante d'anglais. M. Gauthier, enseignant d'art dramatique. Et tant d'autres qui se reconnaîtront.

« Il y a des professeurs, je ne me rappelle pas ce qu'ils m'ont appris. Mais je me rappelle très bien cette fois où ils m'ont pris de côté juste pour savoir comment j'allais... »

- Gregory Duran Adames

Il me parle de M. Lévesque, le prof de sciences. « C'est lui qui m'a appris à faire un noeud de cravate. » Lors d'une période de récupération, peu de temps avant le bal des finissants, il a dit : « Les gars, ce midi, apportez vos cravates. Je vais vous montrer comment faire. »

Ça semble anodin. Mais pour un jeune comme Gregory, qui n'avait pas de père pour le lui montrer, c'est le genre de choses qui ne s'oublie pas. « Chaque fois que je mets une cravate, je pense à M. Lévesque... Il ne faut pas sous-estimer l'impact de ces interventions. »

Il dit qu'il ne se rappelle pas ce que ces profs marquants lui ont appris. Mais de toute évidence, il a retenu l'essentiel.

Photo Alain Roberge, La Presse

Enseignante d'éthique et de culture religieuse, Sylvie Tardif savait que Gregory était devenu éducateur et avait travaillé en centre jeunesse. Mais elle ne se doutait pas qu'il allait devenir son collègue.

Photo Alain Roberge, La Presse

« L'enfant terrible qu'il était s'est peu à peu transformé en enfant modèle. Gregory a fini le secondaire avec une bourse de persévérance scolaire. Avant de partir, il a tenu à écrire une lettre d'excuses aux enseignants qu'il avait pu blesser au moment où il était en pleine crise d'adolescence », écrit notre chroniqueuse.