« Vous êtes les fruits d'une époque assoupie. Vos émois sont éphémères, papillons vite éclos, aussitôt calcinés par la lumière des jours. »

Ces phrases à la toute première page d'un troublant roman de Philippe Claudel, L'archipel du Chien, me sont revenues en mémoire cette semaine alors qu'on évoquait dans les médias des crises humanitaires oubliées. Le Yémen, qui, selon l'ONU, s'achemine vers la pire famine en 100 ans et dont les images insoutenables d'enfants squelettiques n'ont pas suffi à faire changer les choses.

Si, comme moi, vous avez vu le reportage de Sophie Langlois au Téléjournal, vous n'avez pas bien dormi. On y voyait les images atroces tournées par une journaliste de la BBC, en 2016, de Saleem, un garçon yéménite de 8 ans, rachitique, qui avait le poids d'un enfant de 2 ans.

Avant la guerre, ce garçon jouait comme jouent les enfants de son âge. « Cet enfant est affamé. Je crains que ce ne soit le début d'une famine », confiait à la BBC une pédiatre yéménite au chevet du petit Saleem.

Les images de l'enfant avaient provoqué l'émoi. On découvrait que Saleem n'était pas la seule victime de la guerre menée au Yémen par une coalition dirigée par l'Arabie saoudite. Des milliers d'enfants l'étaient aussi. Et pourtant, en dépit de l'émoi, deux ans plus tard, rien n'a changé pour eux, sinon qu'au lieu d'être des milliers, ils sont des millions. La pire crise humanitaire au monde, selon l'ONU.

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Dans le catalogue des tragédies oubliées, il y a aussi celle des migrants en Méditerranée. On n'en parle presque plus, comme si leur vie ne comptait pas. Et pourtant, les noyades ont atteint un taux record cette année, a rappelé cette semaine le haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR), Filippo Grandi. En septembre, une personne sur huit qui a tenté la traversée vers l'Europe a perdu la vie ou est disparue en Méditerranée centrale. « Le nombre d'arrivées régresse tandis que le taux des décès est en augmentation. Nous ne pouvons pas nous permettre d'oublier que nous parlons ici de vies humaines. »

Nous ne pouvons pas nous le permettre... Et pourtant, en Europe, la tendance est à l'oubli et à une inquiétante déshumanisation.

Une situation aggravée par l'« extrême toxicité » de déclarations politiques sur les réfugiés et les migrants dans certains pays, dénoncée cette semaine par les dirigeants du HCR et de l'OIM (Organisation internationale pour les migrations). « La teneur actuelle du débat politique, qui dépeint le tableau d'une Europe en état de siège, est à la fois dommageable, mais surtout déconnectée de la réalité », a déclaré Filippo Grandi, qui s'inquiète de l'instrumentalisation de la question migratoire à des fins politiques.

La recette est bien connue de ce côté-ci de l'Atlantique aussi. À trois semaines des législatives aux États-Unis, l'image d'un pays menacé par de « dangereux » étrangers a été commodément agitée par Donald Trump, qui dit vouloir protéger sa frontière sud d'un « assaut » de migrants d'Amérique centrale.

Pour les migrants comme pour les Yéménites, la tendance est à l'émoi éphémère.

Après Aylan, petit Syrien de 3 ans retrouvé mort sur une plage de Turquie un jour de septembre 2015, on avait dit : « Plus jamais. » 

Et pourtant, après lui, il y a eu de nombreux autres Aylan dont on n'a jamais su le prénom. Morts dans l'indifférence.

Comment l'humanité en est-elle arrivée là ? C'est le sujet de L'archipel du Chien, dernier roman de l'écrivain français Philippe Claudel, paru cette année aux éditions Stock. Une fable qui lui a été inspirée par la tragédie des migrants et par l'incapacité du récit médiatique à nous toucher suffisamment pour qu'elle s'arrête, cette tragédie. Une fable noire, miroir de notre époque, qui ne cesse de me hanter depuis que je l'ai lue.

Ça se passe dans une île. Un matin pluvieux de septembre, une vieille dame promène son chien sur la plage. Soudain, le chien aboie, découvrant trois cadavres sur la grève. Trois corps de jeunes hommes noirs que la mer a déposés là. Sans doute des migrants qui rêvaient d'une vie meilleure. Deux autres habitants les aperçoivent en même temps. Ils se demandent quoi faire. En parler ou pas ? Cacher les corps ou alerter les autorités ? Si on en parle, ne risquera-t-on pas de nuire à la réputation de l'île et à ses projets de développement économique ?

Très vite, on décide qu'il vaut mieux cacher ces corps. Faire comme s'ils n'avaient jamais existé. Seul l'instituteur de l'île, qui a aperçu les cadavres en faisant sa course matinale sur la plage, agit comme un objecteur de conscience. Pour lui, il va de soi qu'il faut rendre leur dignité à ces hommes. Mais ce ne sera pas si simple. Son désir humaniste se butera à des impératifs politiques et économiques.

Je ne vous dévoile pas la suite. Sinon pour dire que c'est d'une effroyable lucidité plus que jamais nécessaire en cette époque assoupie.