Quand je dis à mes enfants que j'ai commencé à travailler à La Presse à une époque où nous n'avions ni téléphone cellulaire ni même d'accès internet sur nos ordinateurs, ils me regardent comme une femme de Cro-Magnon.

Et pourtant, ce temps des mammouths prénumériques n'est pas si lointain. On a souligné hier les dix ans de la naissance de l'iPhone. Dix ans seulement. Dix petites années qui ont complètement bouleversé notre rapport au monde, au temps, à la mémoire et à l'oubli.

Sans être nostalgique de l'ère des téléphones «inintelligents», j'ai parfois le vertige quand je pense à l'ampleur de la révolution que nous avons vécue en une seule décennie. Un mélange de fascination et d'inquiétude devant cet étourdissement perpétuel dans lequel nous plonge la vie numérique.

Dans l'essai Un présent infini (Atelier 10, 2016), l'auteure et scénariste Rafaële Germain livre une fine et touchante réflexion sur les mutants que nous sommes devenus. Le livre est à la fois un hommage à son père, le journaliste Georges-Hébert Germain, mort le 13 novembre 2015, après que la maladie eut emporté ses souvenirs, et une réflexion sur cette ère numérique où, paradoxalement, le droit à l'oubli est menacé.

Nous vivons désormais dans un «présent infini». L'expression, tirée du très beau livre Les années d'Annie Ernaux, a beau être poétique, elle fait référence à quelque chose qui ne l'est pas du tout. 

«La recherche du temps perdu passait par le web. Les archives et toutes les choses anciennes qu'on n'imaginait même pas pouvoir retrouver un jour nous arrivaient sans délai. La mémoire était devenue inépuisable, mais la profondeur du temps [...] avait disparu. On était dans un présent infini.» - Annie Ernaux

Avec intelligence et sensibilité, Rafaële Germain nous invite à réfléchir à cette «profondeur du temps». À nos illusions d'authenticité et de liberté d'expression à l'heure des réseaux sociaux. Aux murs qui s'érigent dans nos esprits sans même que nous nous en rendions compte. À tout ce qui se perd ou s'étiole à l'ère de Facebook et de Google. Le droit à l'oubli. L'introspection. L'indépendance d'esprit...

Adolescente, alors qu'elle se trouvait «terriblement wild» avec ses Camel, son livre de Rimbaud et ses chansons de Nirvana, son père lui avait dit, sans condescendance, qu'on «n'est vraiment wild que si on l'est dans sa tête, et qu'on est véritablement libre si on s'est au préalable libéré l'esprit».

Vingt-cinq ans plus tard, Rafaële Germain raconte qu'elle cherche encore à se «décloisonner l'esprit, à ouvrir toujours plus de fenêtres». Mais elle qui ne fréquente ni Facebook ni Twitter reste sceptique devant les fenêtres à l'infini et sans rideaux des réseaux sociaux.

Même si elle pose un regard inquiet sur cette révolution dont nous ne saisissons pas encore l'ampleur, Rafaële Germain ne va pas aussi loin que l'ex-blogueur Andrew Sullivan, qui a signé l'automne dernier dans le New York Magazine un texte presque apocalyptique sur le sujet. Le titre dit tout : I Used to Be a Human Being. L'auteur raconte donc qu'il fut un temps où il était un être humain. C'était avant que sa dépendance à l'iPhone et à la vie virtuelle n'ait sa peau, ou presque.

Pendant 15 ans, Sullivan a été un obsédé du web. Pionnier dans l'univers du blogue, il publiait des posts plusieurs fois par jour, sept jours sur sept. Jamais, dit-il, son cerveau n'avait été occupé par autant de sujets différents en même temps. Esclave d'une ère de «distraction massive», il n'arrivait plus à lire des livres. Et son corps a fini par être tout aussi épuisé. Sa dernière année de blogueur a failli le tuer. Il a fait quatre infections des bronches en 12 mois. «As-tu vraiment survécu au VIH pour mourir du web?», lui a lancé son médecin, en lui prescrivant une autre dose d'antibiotiques.

Sullivan a dû choisir entre sa vie virtuelle et une vie réelle d'être humain. Il a choisi la vie réelle. Pour ne pas mourir...

La réflexion de Rafaële Germain est d'une autre nature. Il n'est pas question pour elle de glorifier une époque qui n'est plus, de revenir en arrière, de fuir dans un monastère ou d'interdire à nos enfants de prendre le train numérique. Il s'agit avant tout de trouver la distance critique nécessaire pour réfléchir à ce qui nous arrive, à ce que nous avons gagné et perdu dans cette révolution, aux escales qui s'imposent pour savoir apprécier «la profondeur du temps».

On aurait aimé croire que la possibilité que chaque citoyen devienne son propre média et qu'il puisse exprimer son point de vue allait favoriser le choc des idées et la diversité des points de vue. Mais c'est tout le contraire qui se produit, constate-t-elle. Facebook est une machine à créer du conformisme. Dans une société de surveillance, l'indépendance d'esprit devient malheureusement une denrée rare, rappelle-t-elle, études à l'appui.

On aurait aimé aussi croire que cette époque où les frontières entre le public et le privé s'estompent en est une de grande liberté et d'authenticité où personne n'a plus rien à cacher... La réalité est plus tordue. Car les études montrent encore que dès lors qu'une personne se sait observée, elle n'agit plus de la même façon. Elle voudra plaire. Elle ne voudra pas décevoir.

Comme journaliste, je ne vois pas comment je pourrais me passer de Facebook ou de Twitter. Mais je vois encore plus mal comment je pourrais me passer d'indépendance d'esprit. En ce sens, je partage le scepticisme de Rafaële Germain devant ces fenêtres sans rideaux qui s'ouvrent à l'infini et nous bercent d'illusions.

Sans aller jusqu'à tourner le dos à son époque, l'auteure avoue qu'elle se place, à certains égards, «résolument du côté des dinosaures». Et en la lisant, on se dit que, plus que jamais, on a besoin de dinosaures comme elle.