À mon amie Sylvie, je disais l'autre jour à la blague : « Tout ça, c'est de ta faute... »

« Ça », c'est la crise des « accommodements raisonnables », la commission Bouchard-Taylor, le vacarme médiatique, les « retourne dans ton pays »...

C'est qu'un jour d'automne 2006, ma collègue Sylvie St-Jacques est allée s'entraîner au YMCA de l'avenue du Parc. Elle y a croisé une amie féministe qui lui a dit : « As-tu signé la pétition ? » Quelle pétition ?

Des juifs ultra-orthodoxes de la synagogue voisine, qui n'appréciaient pas que leurs enfants voient par la fenêtre des dames s'entraîner en tenue légère, avaient demandé que l'on installe des vitres givrées dans une salle d'exercice du centre sportif. Et voilà que tout d'un coup, le cours de yoga était plongé dans l'obscurité. Des femmes ont fait circuler une pétition, scandalisées par le message obscur que le YMCA leur envoyait : Mesdames, votre corps représente la tentation, vous devez le cacher.

Sylvie a écrit un article sur cette affaire, sans se douter du psychodrame que cela créerait. Dans son esprit, cette histoire était d'abord et avant tout une histoire de féministes qui protestent contre une mauvaise décision administrative. Mais l'opinion publique a retenu une tout autre version. L'épisode des « vitres givrées du YMCA », déformé par l'hystérie de l'époque, a nourri la crise qui a mené à la commission Bouchard-Taylor.

Les vitres givrées ont fini par être remplacées. Mais quelque chose de brouillé est resté.

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Je repensais à cette histoire en constatant la relative indifférence avec laquelle a été accueillie la semaine dernière la lettre de ce collectif qui réclame une commission sur le racisme systémique au Québec. Pour des vitres givrées et quelques variations sur le même thème, il y a eu toute une levée de boucliers. Mais quand il est question de racisme systémique, un phénomène qui coupe les ailes à des milliers de gens, silence radio... Pourquoi ?

La lettre, coécrite par Will Prosper, Émilie Nicolas, Haroun Bouazzi et Suzie O'Bomsawin, n'a suscité que peu de réactions politiques. Seuls Québec solidaire et Projet Montréal ont donné leur appui au collectif. Dans les médias et dans l'opinion publique, à peine un murmure.

Ce silence peut s'expliquer en partie par l'éclipse médiatique provoquée par la démission de Pierre Karl Péladeau et l'incendie de Fort McMurray. Mais il s'explique aussi, à mon sens, par le malaise que provoque le mot « racisme ».

« Le racisme est-il un grave problème au Québec autant qu'ailleurs en Occident ? », demandent les auteurs de la lettre. Voilà une question épineuse que l'on n'aime pas aborder. Voilà une question que l'on doit pourtant se poser.

« Il y a une crainte politique à employer le mot racisme », constate Émilie Nicolas, présidente de Québec inclusif, qui milite pour une société québécoise ouverte. Or, qui refuse de nommer un problème ne peut pas le régler.

À cela s'ajoute le fait que celui qui ose prononcer le mot « racisme » se fait vite accuser de mener une campagne de dénigrement contre le Québec, déplore la jeune femme de 27 ans, née ici de parents haïtiens. « Je trouve ça très dommage qu'on soit incapable au Québec de parler de ce débat sans en revenir aux vieilles chicanes entre anglophones et francophones. » Ces disputes ne peuvent être une excuse pour fermer les yeux sur le fait que le racisme existe ici comme il existe ailleurs au Canada.

Il ne s'agit pas d'un enjeu partisan, mais d'un débat crucial qui concerne toute la société, comme en témoigne la diversité que l'on retrouve au sein des 130 signataires de la lettre. Il y a là des hommes et des femmes de différentes origines et de différentes affiliations politiques. Parmi eux, on compte aussi Charles Taylor et Gérard Bouchard, coprésidents de la commission qui porte leur nom.

Gérard Bouchard me dit qu'il n'a pas hésité un instant avant de signer la lettre.

Certains croient à tort que le racisme se limite à crier des noms aux étrangers. C'est souvent plus pernicieux. Le racisme ne crie pas nécessairement. Il sourit même parfois. « Le racisme, c'est aussi les inégalités qu'on observe. Ce n'est pas nécessairement des choses qu'on reproduit de façon consciente », souligne Émilie Nicolas, doctorante en anthropologie qui a étudié le phénomène sous toutes ses coutures.

Les données sont alarmantes. Comment se fait-il que le taux de chômage soit de deux à trois fois plus élevé dans les communautés noire et maghrébine ? Comment se fait-il que dans une ville comme Montréal, où 30 % des citoyens sont issus d'une minorité, ces gens ne comptent que pour 6 % des employés de l'administration et à peine 4 % des élus ?

Comment se fait-il encore qu'en 2016, les minorités soient toujours sous-représentées dans l'administration publique québécoise ? L'État doit jouer un rôle exemplaire à cet égard. Or, il manque plus de 25 000 employés dits de « minorités visibles » dans les organismes publics au Québec, selon une enquête récente de mon confrère de Radio-Canada Thomas Gerbet. Où sont-ils ? Qu'attend-on pour s'attaquer à ce problème ?

On dira qu'ailleurs, c'est pire. C'est vrai. Mais pourquoi se comparer à ce qu'il y a de pire dans le monde ? « On peut faire mieux », croit le documentariste Will Prosper, fondateur du mouvement citoyen Montréal-Nord Républik, initiateur de cette lettre. Je le crois aussi.

Une pétition sera présentée sous peu à l'Assemblée nationale afin de réclamer en bonne et due forme la mise sur pied d'une commission de consultation sur le racisme systémique. « J'ai des enfants et je me dis : est-ce que je veux qu'ils portent ce fardeau-là ? Ou est-ce à notre génération de régler cette problématique ? », demande Will Prosper.

Si les valeurs de liberté et d'égalité nous tiennent vraiment à coeur, la réponse va de soi.

RACISME SYSTÉMIQUE 

Production sociale d'une inégalité fondée sur la race dans les décisions dont les gens font l'objet et les traitements qui leur sont dispensés. L'inégalité raciale est le résultat de l'organisation de la vie économique, culturelle et politique d'une société.

Source : Barreau du Québec, Mémoire déposé à la consultation sur le profilage racial de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, juin 2010

MINORITÉS VISIBLES 

Selon la Loi sur l'équité en matière d'emploi, les minorités visibles sont « les personnes, autres que les autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n'ont pas la peau blanche ». Il s'agit principalement des groupes suivants : Chinois, Sud-Asiatiques, Noirs, Arabes, Asiatiques occidentaux, Philippins, Asiatiques du Sud-Est, Latino-Américains, Japonais et Coréens.

Source : Statistique Canada

En chiffres

30 % > Proportion des nouveau-nés au Québec qui avaient au moins un parent né à l'étranger en 2014, contre 15 % en 1990

13 % > Taux de chômage des minorités visibles immigrées

12 % > Taux de chômage des minorités visibles nées au Canada

7 % > Taux de chômage de l'ensemble de la population

Sources : MIDI ; Statistique Canada, Enquête national auprès des ménages de 2011