Ce n'était pas le plus beau. Mais c'était le plus marquant. Noël à Bethléem en l'an 2000.

J'y étais en reportage. C'était le début de la deuxième intifada. La pire flambée de violence depuis la signature des accords d'Oslo, en 1993. Bien sûr, depuis, le pire a eu le temps de se surpasser quelques fois.

Il pleuvait à boire debout ce jour-là. De Jérusalem, j'ai pris un taxi israélien qui m'a déposée à 200 mètres du check point, à l'entrée de Bethléem.

Jérusalem-Bethléem, c'est moins loin que Montréal-Longueuil. Moins de 10 kilomètres. Mais le voyage semble beaucoup plus long. Dans la région, la distance a peu à voir avec la géographie. C'est une distance politique et militaire qu'aucun Google Map ne peut calculer.

Un camion blindé et des militaires, mitraillettes en bandoulière, bloquaient le chemin. J'ai franchi à pied le check point, après qu'un soldat eut examiné ma carte de presse d'un oeil indifférent. De l'autre côté, des taxis palestiniens attendaient des visiteurs qui ne venaient pas.

Le ciel de Bethléem était gris. Les rues étaient désertes. Les portes closes. Çà et là, des bâtiments éventrés. La basilique de la Nativité et la place de la Mangeoire, d'ordinaire très fréquentées par des pèlerins chrétiens du monde entier durant les Fêtes, avaient un air moribond.

Devant la basilique de la Nativité, le gardien, mains dans les poches et sourcils froncés, avait une mine d'enterrement.

«Noël? On garde ça pour l'année prochaine», m'a dit un commerçant moustachu, seul devant son étal de figurines de Jésus en bois d'olivier.

À l'entrée de la ville, la grande affiche clamant «Noël 2000. Bienvenue» semblait ridicule dans les circonstances. Bienvenue à qui? Cela faisait trois mois que les coups de feu et les bombardements semaient la mort. La ville était meurtrie. Les grandes festivités prévues pour l'an 2000 tombaient à l'eau. Les traits tirés, l'organisateur disait qu'il ne pouvait pas blâmer les touristes. «Un visiteur qui se rend quelque part s'attend à avoir du plaisir, pas à être frappé par une balle.»

La région de Bethléem, où vivait (et survit encore) la plus grande communauté chrétienne de Cisjordanie, venait de passer une autre nuit blanche, ponctuée de bombardements. Toute la journée, des Palestiniens m'ont raconté leur temps des «Fêtes». J'ai rencontré une femme enceinte au regard inquiet, un enfant insomniaque qui avait vu ce qu'aucun enfant ne devrait voir, des travailleuses sociales déprimées, un psychologue excédé, un mécanicien qui se demandait à quoi bon réparer des voitures si on ne pouvait aller nulle part. Il y avait aussi ce grand-père qui n'arrêtait pas de dire «inch Allah, inch Allah», cette grand-mère qui faisait jouer de la musique le plus fort possible pour ne pas entendre les coups de feu...

«Qu'est-ce que vous voulez qu'on fête?», m'avait-elle dit, le regard sombre, en levant les bras vers le ciel. «L'arbre de Noël, on n'y a même pas pensé cette année. Les cadeaux pour les enfants, non plus. On n'a plus un sou. C'est la guerre.»

Je la revois essayant de sourire pour ne pas pleurer. Sa maison de Beit Sahour - là où la tradition chrétienne situe l'apparition des anges aux bergers dans la nuit de Noël - avait été bombardée. Oubliez les anges et les beaux cantiques. Dans ce village, comme dans celui de Beit Jala, à proximité de la colonie juive de Gilo, des tirs se faisaient entendre toutes les nuits.

À la fin de la journée, j'étais trempée jusqu'aux os. Par la pluie froide, mais surtout par cette mer de tristesse qui avait englouti mon calepin.

J'ai quitté Bethléem le vague à l'âme, bien consciente de ma chance. Car moi, je n'étais que de passage. Je savais que la semaine suivante, j'allais retrouver mon petit bonheur tranquille, à Montréal. Eux, non. Ils devaient se battre au quotidien pour leur survie. Essayer de s'accrocher à l'espoir, envers et contre tous.

Chaque fois qu'on évoque Bethléem, les images de désolation de ce Noël noir me reviennent. Je repense à tous ces gens que j'ai croisés. À leur vie qui, malgré des moments d'accalmie et des sursauts d'espoir, est tout sauf paisible et ordinaire. Et je me demande combien de temps encore avant une vraie nuit de paix au Proche-Orient.