«Placez-le.» C'est ce qu'on a conseillé à Linda De Luca quand son fils Martin est né. Il souffrait de trisomie 21, de cardiopathie et d'insuffisance pulmonaire. Mais pour Linda, il n'était pas question de placer cet enfant ailleurs qu'au coeur de sa vie.

C'est ce qu'elle a fait pendant 39 ans, repoussant les pires pronostics. Car au début, on ne donnait à Martin qu'un an à vivre. Puis sept. Puis 15... On ne s'imaginait pas qu'il frôlerait un jour la quarantaine. «Vous savez, madame, si votre fils est encore en vie aujourd'hui, c'est qu'il a reçu beaucoup d'amour», a dit un jour un médecin.

Toute sa vie, Linda a remué ciel et terre pour que Martin reçoive des services adéquats, convaincue que dans un Québec moderne, une personne handicapée est un citoyen à part entière. «On doit toujours se battre pour un enfant handicapé», me dit-elle, les larmes aux yeux.

Linda ne regrette rien. Mais jamais elle n'aurait cru devoir se battre pour son fils même après sa mort.

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Martin s'est éteint le 6 mai à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, où on lui a prodigué d'excellents soins. Les cinq derniers mois de sa vie, Linda les a passés à son chevet. Elle dormait sur une civière au pied de son lit. L'aboutissement douloureux d'une belle histoire d'amour qui aura donc duré 39 ans.

Mère de famille monoparentale, Linda a dû travailler très fort pour offrir à son fils la meilleure vie qui soit. Jusqu'à l'âge de 7 ans, son fils ne marchait pas. Elle a passé des années de rendez-vous en rendez-vous à l'hôpital Sainte-Justine. Souscriptrice dans une compagnie d'assurances, elle a eu la chance d'avoir un employeur qui l'autorisait à s'absenter autant de fois qu'il le fallait.

Quand Martin a eu 18 ans, elle a dû traverser un autre désert. En l'absence de services adaptés, il a fallu se débrouiller. Jusqu'en 2003, Linda a pu compter sur sa mère pour prendre soin de Martin pendant qu'elle travaillait. Quand sa mère n'a plus eu la force de s'occuper de son petit-fils, Linda n'a eu d'autre choix que d'arrêter de travailler.

Une chose l'inquiétait plus que tout: qu'arriverait-il à son fils si elle devait mourir avant lui?

En bonne mère prévoyante, voulant éviter que le sort de Martin ne se retrouve entre les mains du curateur public, Linda a fait des arrangements funéraires préalables en 2011 pour elle et son fils. Elle s'est dit qu'il valait mieux avoir des paiements mensuels qu'une seule facture de plusieurs milliers de dollars. Et puis, elle ne se voyait pas aller au salon funéraire choisir un cercueil ou une urne pour son fils au moment où elle serait plongée dans le deuil. «Je n'aurais pas été capable», dit-elle, la voix brisée.

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Il y a deux ans, la santé de Martin a commencé à se détériorer. Son handicap s'alourdissait. Il ne pouvait plus marcher. Il s'est mis à faire des crises d'épilepsie. Il ne pouvait plus manger seul. Il ne parlait plus. Il a finalement été emporté par une pneumonie d'aspiration. «Il était toute ma vie», dit Linda, en essuyant ses larmes.

Comme Martin était bénéficiaire de l'aide sociale, Linda pensait qu'elle avait droit à la prestation spéciale de 2500$ qui peut être accordée pour payer les frais funéraires dans un tel cas. D'autant que les arrangements préalables ne couvraient pas toutes les dépenses. Après les funérailles de Martin, il restait plus de 2000$ à payer pour le cimetière, les fleurs, la messe, le graveur...

La lettre du ministère de l'Emploi et de la Solidarité sociale (MESS) annonçant à Linda que le remboursement lui était refusé lui a scié les jambes. C'est comme si le Ministère la punissait pour sa prévoyance. Car si elle avait attendu au mois de mai pour payer les frais funéraires, elle aurait eu droit à la prestation spéciale. Bref, si elle avait été irresponsable, elle aurait eu son remboursement. C'est ce que dit la loi. Désolée, madame. Nos condoléances. Si vous voulez, vous pouvez toujours faire une demande de révision...

C'est ce qu'a fait Linda. Au début du mois de juillet, elle a envoyé une lettre au ministère de l'Emploi et de la Solidarité sociale ainsi qu'au ministre François Blais afin de dénoncer cette situation absurde. Un mois plus tard, elle a reçu une réponse du Ministère. Elle a attendu trois semaines avant de décacheter la lettre. Elle en devinait le contenu. Elle ne se sentait pas la force d'encaisser un autre coup. Abattue par le deuil, elle tentait de noyer sa peine dans le bénévolat.

Lundi matin, Linda a finalement ouvert l'enveloppe du Ministère. Ses yeux se sont emplis de larmes. Comme elle le craignait, sa demande de révision avait été rejetée.

«Deux mille cinq cents dollars, on dira que ce n'est pas beaucoup. Mais pour moi, c'est beaucoup», dit-elle. Et puis, au-delà des 2500$, il y a le principe. Ce n'est pas normal que des parents d'enfants handicapés soient pénalisés pour avoir été prévoyants. C'est la fable de la Cigale et la Fourmi à l'envers... «Ça aurait coûté plus cher à l'État si j'avais placé mon fils dans un établissement!»

J'ai appelé au cabinet du ministre François Blais pour tenter de comprendre la logique de cette décision. La prestation spéciale pour les frais funéraires est une aide de dernier recours, m'a expliqué son attachée de presse. Si des services funéraires ont été payés avant la date du décès, les sommes payées sont déduites de la prestation. Le Ministère ne fait qu'appliquer la loi sans tenir compte du contexte.

Linda peut toujours contester cette décision devant le Tribunal administratif du Québec. Même si elle est épuisée, elle est déterminée à le faire. Pour Martin et au nom de tous les parents d'enfants lourdement handicapés qui pourraient se retrouver dans la même situation. «Une loi, ça se change!», dit-elle, indignée.

N'est-ce pas injuste de pénaliser ainsi une mère en deuil qui a eu le malheur d'être trop responsable? Aux yeux du Ministère dit «de la Solidarité sociale», il semble que non.

Que penser d'un ministère de la Solidarité sociale si peu solidaire? C'est comme si un ministre de l'Éducation disait en haussant les épaules: «Les livres à l'école? Bof...» Ça s'est déjà vu. Ce qui ne rend pas la chose moins aberrante.