«Avez-vous confiance en votre fille? Êtes-vous au courant qu'elle a un petit ami depuis plusieurs mois?»

La lettre anonyme était rédigée en arabe. Une lettre photocopiée, écrite à l'aide d'un clavier et reçue par la poste, un jour d'avril.

Sara a 20 ans (*). Montréalaise originaire du Maghreb. Elle habite chez ses parents. Elle ne lit pas l'arabe. C'est sa mère qui lui a traduit cette lettre qui s'est retrouvée sur la table de la cuisine familiale.

La suite se lit ainsi:

«Je suis une citoyenne qui aime son pays et, vous connaissant, je suis sûre que vous aussi, vous aimez votre pays, et vous aimez notre culture et notre religion. Mais votre fille renie votre religion et vos origines, et ce, depuis longtemps.

«Chez nous, les Arabes, c'est à l'homme que revient de prendre des décisions et de faire des choix, et non à la femme qui, d'ailleurs, n'a pas été élevée pour ça. Faites attention, votre fille est une partisane du Parti québécois. Je vous dis: vous ne connaissez pas vraiment votre fille, et toutes les histoires qu'elle vous raconte ne sont que des mensonges.

«[...] En ce qui concerne ses pratiques sexuelles, je n'ai aucun doute qu'elle peut gagner plusieurs médailles pour ses relations sexuelles.

«Je vous enverrai d'autres informations très bientôt.»

***

Sara vient d'une famille ouverte et libérale. Pas le genre de famille qui céderait à ce genre d'intimidation. Mais elle se fait du souci pour celles qui n'ont pas cette chance. C'est la raison pour laquelle elle m'a contactée. Convaincue qu'il faut dénoncer ces tactiques abjectes qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et peuvent semer le doute dans des familles.

J'ai rencontré Sara. J'ai vu l'indignation dans son regard devant les propos sexistes et mensongers de la lettre. Et une vive inquiétude quant aux conséquences qu'une telle chose pourrait avoir pour d'autres jeunes femmes. «Pourquoi quelqu'un voudrait susciter autant de problèmes dans une famille?», demande-t-elle.

Qui a écrit cette lettre? Mystère. Mais ce que l'on sait, c'est que plusieurs lettres identiques ont été envoyées. La lettre ne vise donc pas une jeune femme ou une famille en particulier.

Quel pourrait en être le but? La référence au PQ fait croire qu'il s'agit peut-être d'une campagne de peur en période électorale. Sauf que la lettre a été reçue après le scrutin du 7 avril. Et contrairement à ce que l'on y prétend, Sara, souverainiste, féministe et anti-Charte sans complexe, n'est pas une partisane du Parti québécois. Elle fait partie de ces milliers de jeunes qui ont déserté le PQ.

Quelle que soit l'intention de ses auteurs anonymes, la lettre joue de façon inquiétante sur ce vieux principe patriarcal selon lequel l'honneur d'une communauté repose sur la conduite des femmes et autorise les compatriotes à les surveiller. Des idées machistes qui ne sont pas le propre d'une seule culture ou d'une seule religion mais qui, dans tous les cas, ne devraient jamais être banalisées.

***

Certains s'empresseront sans doute de récupérer cette histoire pour en faire du bois pro-Charte. Je les prierais alors de m'expliquer comment la Charte du PQ aurait pu enrayer ce genre de choses. Les radicaux, les misogynes et les intimidateurs ne cesseront pas de l'être le jour où Bernard Drainville reviendra à la charge avec son projet populiste.

Que l'on ait été pro-Charte ou anti-Charte ne change rien au fait qu'il faut dénoncer ces campagnes d'intimidation menées au nom de la culture ou de la religion. De la même façon qu'il était nécessaire de dénoncer la désolante campagne de peur menée par Janette Bertrand au nom du féminisme. Une dérive n'en excuse pas une autre.

Je prends les sorties de Mme Bertrand pour ce qu'elles sont: un dérapage xénophobe au nom du féminisme. On peut dire que ce dérapage est aussi celui du PQ, qui n'a pas cru bon se dissocier des propos de Mme Bertrand. Mais ce n'est pas celui de tout un peuple.

De la même façon, je prends cette histoire d'intimidation anonyme pour ce qu'elle est: de l'intimidation machiste au nom de la culture et de la religion. Pas un motif pour stigmatiser des communautés entières.

Sara aurait pu se taire, par crainte de stigmatiser davantage des communautés déjà mises à rude épreuve ces derniers mois. Mais elle a choisi de parler en pensant d'abord et avant tout à celles qui se tairont peut-être par crainte de représailles. Une façon de dire: «Vous n'êtes pas seules. Cette lettre, c'est n'importe quoi.» Une façon de refuser d'être ce stéréotype de victime muette et soumise que certains voudraient qu'elle soit.

Je crois que son réflexe est sain. Devant l'intimidation, il y a parfois des silences qui ressemblent à des redditions.

(*) Le prénom est fictif. L'histoire ne l'est pas.