Des propos haineux et des théories du complot diffusés sur l'internet par l'extrême droite européenne trouvent aussi écho au Québec, écrivait samedi ma collègue Anabelle Nicoud. Elle nous parlait de cette «toile brune» et inquiétante, tissée de part et d'autre de l'Atlantique. Une toile de la haine que l'on aurait tort de banaliser.

En utilisant l'expression «toile brune», ma collègue faisait référence au titre d'une enquête qui retrace le parcours idéologique d'Anders Breivik, jugé en ce moment même pour le massacre de 77 personnes en Norvège. Breivik s'est radicalisé au contact de sites dits «contre-djihadistes» distillant la haine. Son maître à penser était un blogueur norvégien d'extrême droite qui écrivait: «Nous devons nous assurer que ceux qui ont pris fait et cause pour les idées toxiques du multiculturalisme et de l'immigration de masse de tribus étrangères disparaîtront avec ces idées.»

L'enquête du journaliste norvégien Oyvind Strommen, qui vient tout juste d'être publiée en traduction française, est aussi fascinante que dérangeante. La toile brune est le résultat de six ans de recherches, commencées bien avant les attaques terroristes du 22 juillet 2011 en Norvège.

Au lendemain de cette tragédie, Strommen trouvait important de rassembler le résultat de ses recherches dans un contexte où, dans plusieurs pays d'Europe, «on entreprend à nouveau la banalisation des idées de l'extrême droite».

Depuis 10 ans, la toile de la haine a pris beaucoup d'ampleur, explique-t-il. Le web facilite le processus de radicalisation. Il est devenu la soupape de nouvelles «chemises brunes» confortablement assises devant leur ordinateur. «Autrefois, il fallait se rendre à des réunions. À présent on peut rentrer du travail, dîner, regarder un peu la télé, coucher les enfants, puis se connecter à l'internet et s'adonner à la haine des immigrés et des élites avec des gens qui, un peu partout (...), partagent les mêmes idées que vous.»

En creusant le sujet, Strommen s'est rendu compte des liens qui existaient entre certains blogueurs obsédés par l'islam et des partis d'extrême droite. Les théories du complot dont ils sont friands ressemblent étrangement à celles de l'antisémitisme historique, observe-t-il. Il y a aussi des liens flagrants avec le nationalisme serbe et des mouvements néofascistes européens.

Avant même que l'attentat du 22 juillet 2011 ne se produise, Strommen s'inquiétait du potentiel de violence de ces idées. «Les théories du complot et la haine exprimée à l'égard des immigrés - des musulmans surtout - et du pouvoir - tout particulièrement la gauche - étaient alarmantes», écrit-il. Il était d'autant plus inquiet que l'on ne prêtait guère attention à ce potentiel de violence en Norvège. Et que les idées phobiques prônées sur la toile brune en arrivaient à gagner du terrain dans le discours politique en général.

Le puissant «J'accuse» livré par Strommen s'adresse à la société norvégienne dans son ensemble. Il l'accuse d'avoir fait preuve de naïveté devant les extrémismes de droite et d'avoir banalisé leur discours. Il accuse les grands quotidiens norvégiens de laisser libre cours sur leur site web à des thèses phobiques et haineuses qu'ils n'auraient pourtant jamais tolérées dans leur version papier. Une question plus importante encore que celle de l'anonymat, car le fait d'écrire sous son vrai nom n'empêche pas les propos haineux. «Les opinions et les actes ne sont certes pas la même chose, mais il serait extrêmement naïf de croire qu'une telle rhétorique ne finit pas par se payer», écrit-il.

Strommen refuse de réduire les attaques terroristes du 22 juillet 2011 à un acte de folie isolé. Pour lui, il s'agit du «symptôme mortifère d'un mal qui ne se cantonne pas qu'aux loups solitaires ou à un cinglé». Le loup vient d'une meute. Et on a laissé courir la meute en haussant les épaules. Il ne blâme pas l'extrême droite, mais tous les citoyens. «C'est nous qui aurions dû voir les signes avant-coureurs du danger. C'est nous qui aurions dû tirer les enseignements de la haine des temps passés.»

Si l'internet donne libre cours à une forme d'extrême droite sans frontières, qui trouve écho ici aussi, il est trop tôt pour mesurer le «succès» de la toile brune au Québec. La tradition politique canadienne et québécoise n'a rien à voir avec celle qui prévaut en Europe. L'histoire de l'immigration y est très différente. Et ce n'est pas demain la veille qu'on verra s'établir ici un parti d'extrême droite. Toute comparaison est forcément boiteuse.

On peut toutefois commencer à s'inquiéter quand certains thèmes chers à cette toile de la haine sont repris par des grands médias ou des politiciens. S'il y a une leçon à tirer du livre de Strommen, c'est bien celle-là: jamais de tels discours ne devraient être banalisés.

(1) La toile brune. Oyvind Strommen. Actes Sud, 2012.