J'ai atterri au Caire en fin d'après-midi hier. Un brouillard recouvrait la ville. Une certaine tension dans l'air. Des traits tirés. Des mines inquiètes.

Le chauffeur de taxi a fait la moue quand je lui ai dit vouloir me rendre à la place Tahrir. «Tahrir broblem», a-t-il dit. Broblem. Le «p» n'existe pas en arabe. Mais la Peur avec un grand P, oui. Si j'étais arrivée la veille, aucun chauffeur n'aurait accepté de m'emmener à Tahrir, me dit-on. Trop dangereux.

Sur la route où tous klaxonnent à qui mieux mieux comme pour rappeler qu'ils existent, des panneaux géants vantent les vertus des candidats aux premières élections législatives post-Moubarak. En principe, elles doivent commencer le 28 novembre. Je dis «en principe», car depuis samedi, l'incertitude règne. La campagne électorale a été éclipsée par les manifestations qui embrasent le pays. Des affrontements entre les forces de l'ordre et des manifestants réclamant la fin du pouvoir militaire auraient fait au moins 35 morts et plus de 1800 blessés. Sur la place Tahrir et dans les rues avoisinantes, police et manifestants jouent au chat et à la souris. Il s'agit des pires violences depuis la chute d'Hosni Moubarak, le 11 février.

Ma chambre d'hôtel offre une vue sur la place Tahrir. Une place que j'avais déjà foulée, il y a près de 20 ans. J'avais passé quatre mois en Égypte dans le cadre d'un programme de coopération internationale. J'avais été séduite par Le Caire. Je m'étais promis d'y revenir un jour. Mais jamais je n'avais imaginé le faire dans ces conditions.

Une vue sur la place Tahrir, aujourd'hui, c'est une vue sur des lendemains de révolution amers. De mon balcon, j'ai vu le soleil se coucher sur la ville en délire. J'ai entendu la voix du muezzin s'élever. J'ai entendu les sirènes des ambulances hurler. Et j'ai surtout vu la foule grossir et grossir encore au fil des heures, comme pour dire très clairement au Conseil suprême des forces armées que, gaz lacrymogène ou pas, coups de feu ou pas, elle n'abandonnera pas.

Au début du soulèvement égyptien, l'armée avait été l'alliée du peuple. Elle avait refusé de tirer sur les Égyptiens. Mais la lune de miel semble maintenant terminée. Aujourd'hui, on reproche au Conseil suprême des forces armées, qui contrôle à la fois la présidence et le Parlement, de ne pas déléguer rapidement le pouvoir à un gouvernement civil. Voilà qui nourrit la frustration de tous ceux qui ne veulent rien savoir de remplacer un régime répressif par un autre. Tous ceux qui ne veulent pas que ces premières élections «libres» après 60 ans de dictature ne soient rien d'autre qu'une mascarade permettant de maintenir le régime en place.

«Si vous voulez vraiment aller sur la place Tahrir, apportez de quoi vous protéger le visage», m'a dit le jeune préposé à la réception de l'hôtel. Il a fait mine de cacher son nez avec un masque, comme se sont habitués à le faire les manifestants.

«Tu n'y vas absolument pas!», m'a ordonné un ami cairote. Comme bien des Égyptiens, il est très inquiet. Il espère que le scrutin sera reporté. Il ne voit pas d'un bon oeil des élections qui offriront sans doute une majorité à des islamistes dont l'avantage premier est d'être bien organisés.

«Il y a beaucoup d'incertitude. On ne sait pas ce qui va se passer», m'a dit Nadia, grand-maman cairote déboussolée par le tumulte. La vie ordinaire au centre-ville du Caire est paralysée depuis deux jours, raconte-t-elle. «Mon fils travaille place Tahrir. Voilà deux jours que son bureau est fermé.» Les écoles y sont aussi fermées.»Les élèves ont peur, les parents d'élèves ont peur.»

Les gens habitant dans les rues adjacentes à la place assistent impuissants à des affrontements entre la police et les manifestants. Ceux qui le peuvent quittent le centre-ville pour se réfugier dans des quartiers plus calmes. «Mais il faut garder espoir, dit Nadia. Il le faut.»