«Est-ce que c'est vrai que tu es adoptée?»

Diane Poitras avait peut-être 10 ans quand une religieuse à l'école lui a posé cette question.

Le lendemain midi, elle a posé la question à sa mère. Elle se rappellera toujours la scène. Elles étaient assises près d'une fenêtre. Sa mère, d'ordinaire si posée, a eu les yeux emplis de larmes.

C'était en Gaspésie dans les années 50. À l'époque, on ne parlait pas de ces choses-là.

Diane a aujourd'hui 61 ans. Elle me dit qu'elle a l'impression de traîner depuis son enfance une vieille valise dont elle n'a pas la clé. Elle veut l'ouvrir. Elle doit l'ouvrir. Et pourtant, elle se heurte encore et toujours à cette même culture du secret protégée par la loi.

«Je suis la plus orpheline des orphelines du Québec», dit-elle. Orpheline d'une vérité qu'on lui refuse. Orpheline de sa propre vérité.

Même si elle est mère et grand-mère, même si elle mène une belle vie malgré tout, Diane vit toujours la fête des Mères dans l'absence. Elle me raconte qu'elle est née à Montréal en 1949 de parents inconnus. Le lendemain de sa naissance, elle a été séparée de sa mère. À la crèche, on lui a donné le nom de Jeanne d'Arc Blondin. Elle y est restée quelques mois avant d'être adoptée par un couple affectueux de Gaspésiens. «Celle qui vous sourira, c'est celle que le bon Dieu vous destinera», leur a dit la religieuse de l'orphelinat. Elle leur a souri et s'est retrouvée dans leurs bras, sur la banquette du train pour Gaspé.

Jeanne d'Arc Blondin est ainsi devenue Diane Poitras, son nom légal d'adoption. Elle voue une reconnaissance éternelle à ses parents adoptifs. Elle a mené une vie tout ce qu'il y a de plus normal. Elle est aujourd'hui enseignante à la retraite. Mariée, mère de trois enfants, grand-mère aussi. Une belle vie, oui. C'est juste qu'il manque à ses yeux un chapitre et non le moindre.

Voilà 20 ans qu'elle tente d'y avoir accès. Elle s'est frayé un chemin jusqu'à l'Assemblée nationale, a interpellé la ministre de la Justice et le premier ministre en personne. Vingt ans qu'elle se heurte à un mur. En 1991, elle a demandé d'obtenir des informations sur sa naissance des services sociaux. Elle a reçu par la poste ce qu'elle appelle un «tit-kit d'adoptée». Un document rempli de cases vides avec ses «antécédents sociobiologiques».

À 43 ans, elle qui avait toujours pensé qu'elle était une Blondin à la naissance, a appris que sa mère biologique était en fait une immigrante polonaise. Le document obtenu du service d'adoption de la Direction de la protection de la jeunesse indique que cette femme dont on ne révèle pas le nom serait venue d'Allemagne après la guerre, comme réfugiée. Elle était enceinte au moment de son arrivée à Montréal. Elle était célibataire. Elle avait 29 ans, pesait 120 livres. Des cheveux bruns, des yeux gris. Elle parlait cinq langues et travaillait comme «servante» au sein d'une famille anglo-montréalaise.

Le document parle de la «physionomie agréable» de sa mère. «Elle serait sympathique, intelligente.» Très peu d'informations sur le père, sinon qu'il avait 28 ans au moment de la naissance de Diane, était polonais-allemand, pesait 145 livres et mesurait 1 m 80. On fait allusion à une «rencontre occasionnelle». Mais encore?

Diane voulait savoir ce qui se cache sous le mystère de son identité. Quels visages? Quels noms? Quels lieux? Quel arbre généalogique? Peut-être un roman d'amour? Elle ne pouvait se contenter de ce document de sept pages truffé de suppositions et d'omissions.

Dès lors, elle a fait des démarches pour pouvoir rencontrer sa mère biologique. Elle a fait appel à des gens de la communauté polonaise. Elle a frappé à la porte d'associations et du consulat de Pologne. Mais pour faire signe à sa mère, il lui fallait obligatoirement passer par le centre jeunesse de Montréal. Les enfants adoptés ont beau devenir des adultes comme tout le monde, ils sont traités par l'État comme s'ils avaient éternellement 4 ans.

C'est ainsi qu'à la demande de Diane, sa maman polonaise a été jointe par une travailleuse sociale du Centre jeunesse. «Votre fille aimerait vous rencontrer.»

Sa fille? Quelle fille? La mère croyait en fait que sa fille était morte. C'est ce qu'on lui avait dit. Elle avait refait sa vie, avait épousé un compatriote polonais, avait eu deux fils. Elle n'avait jamais parlé de son secret à sa famille. Elle ne voulait pas, une quarantaine d'années plus tard, replonger dans ce passé enfoui.

Diane a trouvé ce refus très douloureux. Elle en parle la voix nouée. Elle pouvait comprendre que sa mère n'ait pas envie de la rencontrer. Mais elle continuait de croire qu'elle avait le droit malgré tout de connaître son identité et son histoire. Car au nom du droit à la vie privée, qui protège-t-on au juste? Une mère qui, dans les années 40, donnait son enfant en adoption, le faisait forcément sous de fortes pressions sociales et religieuses. Elle ne demandait pas la confidentialité. On la lui imposait. Aujourd'hui, au nom de la «confidentialité» des dossiers d'adoption semblables à celui de Diane Poitras, on finit par perpétuer une culture du secret d'une autre époque.

Même si Diane sait aujourd'hui que sa mère biologique est décédée à l'âge de 84 ans, elle réclame le droit de connaître son identité. De quel droit l'État garde-t-il cette clé qui lui appartient?

La loi québécoise en matière de confidentialité est très restrictive dans des cas comme celui-là. D'autres juridictions reconnaissent désormais le droit à l'identité des personnes adoptées. Dans plusieurs provinces, la confidentialité est levée lorsque la personne recherchée est décédée.

L'an dernier, lors des consultations sur la révision de la loi sur l'adoption, Diane a déposé à l'Assemblée nationale un mémoire très émouvant. Elle a expliqué à la ministre de la Justice Kathleen Weil pourquoi elle se considérait comme «la plus orpheline des orphelines» du Québec. «Je crois sincèrement que la mère qui donne la vie laisse toujours un doux parfum d'origine à son enfant», a-t-elle dit.

La ministre Weil s'est montrée sensible à son plaidoyer. «Le cri du coeur que vous lancez, on le ressent», avait-elle dit. Il s'agit maintenant de voir comment on peut traduire ce sentiment en droit, avait-elle ajouté.

Un projet de loi sur l'adoption devrait être déposé très bientôt. Diane espère que ce sera l'occasion de lui remettre enfin les clés qui lui appartiennent.

Pour joindre notre chroniqueuse: relkouri@lapresse.ca