«Maman, le père Noël n'existe pas, hein?»

Il a posé la question, l'air faussement naïf. Comme pour augmenter ses chances de faire une bonne prise. Il m'a regardée droit dans les yeux, étudiant mon regard. Comme s'il savait que la réponse n'était pas tant dans ce que j'allais lui dire que dans mon silence.

 

 

J'ai été troublée par la question. Si je dis oui, est-ce le début de la fin de l'enfance? Déjà? À 6 ans? On n'a pas le droit à un sursis?

Et si je dis non alors qu'il sait très bien que c'est faux, comment pourra-t-il encore me croire?

Il y a pire que de ne plus croire au père Noël. Il a su pour la mort avant de savoir pour le père Noël. Avec une lucidité qui glace le sang. Un matin, notre univers est fait de berceuses, de peluches et d'éclats de rire innocents. Le soir venu, on réalise avec effroi que ceux qu'on aime vont mourir un jour. Il me semble qu'on ne s'en remet jamais.

C'est l'une des dernières chroniques que je peux écrire sans qu'il ne puisse vraiment la lire. Je le dis sans nostalgie, juste avec cette impression - cliché, je sais - que le temps passe trop vite.

Il a commencé à déchiffrer le monde, un mot à la fois. Son papa lui a montré le dictionnaire l'autre jour, toujours posé sur le bureau. «Regarde, tous les mots sont là-dedans.» Ça donne le vertige quand on y pense. Il y a là tout ce qu'il faut pour tout raconter, même ce qui ne se raconte pas. Et puis, il y a aussi plein de mots que je ne connais pas.

Il a donc commencé à lire, un mot à la fois. Il a commencé par l'essentiel, bien sûr: le cahier des Sports. Il se jette dessus le matin. Il est vite déçu. «Ca... na... dien... 0. Ah! non!»

Il a déjà une opinion sur tout. «Je ne comprends pas les gens qui disent que Price est bon!»

«Toi, tu prends pour qui? lance-t-il à son petit frère de 4 ans. Pour le Canadien? Non, pour le Portugal», répond l'autre, un peu dans la lune, encore marqué par le programme d'endoctrinement estival pro-soccer de son papa.

Il rêve de lire Harry Potter à Noël. «En attendant, est-ce qu'on peut aller voir le film? Dis oui!»

«C'est pas violent, maman», ajoute le petit frère, qui me sait prévisible dans mes objections.

Je lisais vendredi qu'au palmarès des passe-temps préférés des Québécois, la lecture passe avant le cinéma et même avant le hockey à la télé, ce qui est tout de même surprenant. Le même sondage, publié dans Le Devoir, nous disait en revanche que le tiers de la population avouait n'avoir lu aucun livre depuis la dernière année. Aucun!

Ces résultats font écho à cette autre étude de Statistique Canada qui révèle que la moitié de la population active au Québec a des difficultés de lecture. Cela fait beaucoup de gens qui, sans être nécessairement analphabètes, demeurent ce qu'on appelle des «analphabètes fonctionnels», incapables de comprendre un simple article de journal. Un roman, n'en parlons pas.

Il y a là, à mon sens, quelque chose de réellement tragique. Mais ce n'est certainement pas une fatalité, si on veut bien s'y atteler. Tout s'apprend. Un jour, une réfugiée vietnamienne qui manque de vocabulaire en français peut être classée «débile légère» par un test de QI, comme le racontait la semaine dernière l'auteure Kim Thuy. Le lendemain, elle peut gagner un prix du Gouverneur général qui montre que le test en soi avait quelque chose de débile. La langue étrangère est devenue la sienne. Le temps, le travail, la vie lui ont donné du vocabulaire, oui, et surtout assez de style pour ne pas avoir à s'en vanter. Assez de talent pour pondre un récit aussi profond et lumineux que Ru.

Extrait au hasard: «Petite, je croyais que la guerre et la paix étaient deux antonymes. Et pourtant, j'ai vécu dans la paix pendant que le Vietnam était en feu, et j'ai eu connaissance de la guerre seulement après que le Vietnam eut rangé ses armes. Je crois que la guerre et la paix sont en fait des amies et qu'elles se moquent de nous.»

Ne plus croire au père Noël n'a rien de tragique. Se priver du plaisir de lire un récit comme celui-là, oui. La littérature n'est pas juste un passe-temps ou un luxe. Quand on réalise un soir ce qu'est la mort, quand on a une opinion sur tout, elle est avant tout un service essentiel. La meilleure façon de s'extraire de l'agitation, de retourner dans tous les sens ce que l'on croyait être des évidences. Un refuge qui aide à vivre, à comprendre, à douter.