«Finish! Finish!»

D'un geste nerveux, Leven Hadjiev, le vieux propriétaire bougon du Montreal Pool Room, m'a fermé la porte au nez, hier après-midi, quand j'ai voulu jeter un dernier coup d'oeil au snack-bar mythique de la Main.

«Finish! Finish!» répétait-il, avec son gros accent bulgare, les yeux exorbités, comme s'il venait d'être témoin d'un drame horrible. «Mais monsieur...» Il ne m'a pas laissée finir ma phrase. Il a verrouillé la porte d'un coup sec en m'ordonnant d'aller voir le nouveau Montreal Pool Room, de l'autre côté de la rue.

 

Près d'un siècle après avoir ouvert ses portes, le Montreal Pool Room du 1200, boulevard Saint-Laurent, venait donc de servir ses derniers hot-dogs vapeur. Il restait encore des frites abandonnées dans l'huile, des pots de ketchup gisaient sur le comptoir. Une page graisseuse de l'histoire de la Main venait d'être tournée. Le célèbre greasy spoon du Red Light, celui de Leonard Cohen et de Michel Tremblay, celui où Al Capone aurait déjà joué au billard entre deux bouchées de hot-dog, n'était plus qu'un cercueil suintant la friture.

Amateurs de hot-dogs, consolez-vous. Le Montreal Pool Room, aussitôt mort, est ressuscité de l'autre côté du boulevard Saint-Laurent, au 1217, juste à côté du Club Soda. Il gardera le même nom, même si on n'y joue plus au billard depuis plus de 30 ans. Le hot-dog steamé y sera toujours vendu 1,09$ et le toasté, 1,75$. Mais les clients auront désormais vue sur l'enseigne vintage du Café Cléopâtre avec cette femme nue aux cheveux jaunes qui invite le passant aux «spectacles continuels» des strip-teaseuses, refusant net de céder sa place au promoteur du Quartier des spectacles non continuels.

Du 1200 au 1217, il n'y a que quelques pas. Le déménagement du Montreal Pool Room s'est donc fait à pied, hier après-midi. À tour de rôle, les employés traversaient la Main avec des tabourets et des caisses de boissons gazeuses sous le bras. Mais peut-on vraiment déménager la mémoire d'un lieu? me suis-je demandé en mettant les pieds dans le nouveau Pool Room à la rutilante enseigne rouge. Comptoirs en inox proprets, décor aseptisé, friteuses flambant neuves... Heureusement, le joli lettrage rouge et jaune, dans la vitrine, est resté le même. Mais l'inscription «depuis 1912» n'est pas très convaincante pour autant.

Le fils de Leven Hadjiev, Dennis, qui est désormais aux commandes du Montreal Pool Room, nous assure qu'en dépit des apparences, rien ne changera vraiment. La bonne vieille recette secrète de hot-dog, concoctée il y a près de 100 ans par un de ses ancêtres bulgares qui livrait sa marchandise à cheval, n'a pas changé, dit-il. «L'institution, c'est le Montreal Pool Room. Ça n'a rien à voir avec la bâtisse.»

Pour les nostalgiques, ce ne sera évidemment plus jamais pareil. La poésie d'un lieu, aussi décrépit soit-il, ne se réinvente pas. «L'ambiance ne sera pas la même, c'est sûr. Mais tant que les hot-dogs ont le même goût!» a lancé Max Nemeth, 75 ans. Son père l'avait emmené manger au Montreal Pool Room pour son cinquième anniversaire, m'a-t-il raconté, ému. Depuis, il y revient toujours. Il y a emmené ses enfants. Et il compte bien y emmener ses petits-enfants. Il se fout bien de ce que l'on raconte sur les méfaits de la malbouffe. «On va mourir pareil!»

«Vous savez qu'il va y avoir plus de légumes...» nous a alors soufflé un employé qui s'affairait à laver les vitres. Le Montreal Pool Room prendra-t-il le virage végétarien? Quand même pas, me dit le propriétaire. Il s'agit simplement d'ajouter quelques tomates et concombres à la garniture plutôt que de se limiter au chou, aux oignons et à la «relish».

Ardents défenseurs du hot-dog steamé, n'ayez donc crainte. Le jour où le Montreal Pool Room servira des hot-dogs végétariens, les danseuses nues du Café Cléopâtre danseront habillées.