Même Roméo Saganash n'a pas vu venir la vague qui allait engloutir l'Abitibi comme le reste de la province. Contrairement à la presque-totalité des candidats du NPD qui ont fait campagne pour la gloire sans se douter qu'elle serait au rendez-vous, contrairement à ces bienheureux-là, M. Saganash était un candidat vedette auquel l'état-major du NPD avait donné des moyens et une équipe. Il a fait une campagne de tous les instants, cinq semaines de fou à parcourir cette circonscription plus grande que la moitié du Québec...

Un peu comme une course de canots qui aurait duré cinq semaines, les bloquistes un poil en avant, les conservateurs qui reviennent à leur hauteur, mais à la fin c'est lui, Saganash, qui l'emporte parce que... parce que quoi? Parce que la vague a envoyé les autres par le fond?

C'est la question qui hantait M. Saganash lundi soir: aurais-je gagné sans la vague? Il ne le saura pas avant les prochaines élections.

Je l'ai croisé à son local, lundi, quelques heures avant la fermeture des bureaux de scrutin. Son directeur de campagne le houspillait: Allez, allez, va te montrer une dernière fois...

Roméo a refusé. C'est assez. S'ils ne savent pas pour qui voter à cette heure-ci, ils ne le sauront jamais. Je l'ai recroisé dans la soirée, il marchait seul dans une petite rue mal éclairée de Val-d'Or... Hé, monsieur Saganash, vous n'êtes pas devant la télé?

J'y vais.

Nerveux?

J'ai fait ce que j'avais à faire. Le reste ne m'appartient pas.

Il était loin d'attendre une vague. On a beaucoup parlé de tous ces nouveaux députés du NPD ébahis de leur victoire. M. Saganash aussi est heureux. Mais, secrètement, peut-être qu'il se dit: Si j'avais su, je serais allé aux danseuses au lieu de me faire chier pendant cinq semaines à serrer des mains dans les centres commerciaux.

Je déconne, il n'est pas le genre danseuses.

Un beau monsieur. Plus beau que sur ses affiches qui tapissent Val-d'Or, qui lui aplatissent la face comme une pizza avant qu'on mette du pepperoni et du fromage dessus. Fallait vraiment que la vague soit forte pour qu'il gagne avec des affiches aussi laides.

Dans la réalité, il a une gueule, comme on dit pour dire un genre. En tout cas, pour la séduction, j'ai été fixé tout de suite: ça lui a pris exactement une minute et demie pour me mettre dans sa petite poche arrière. En ne disant rien. En ne faisant rien.

On était dans l'auto. Son téléphone a sonné. Il a parlé en cri. À son air de petit garçon, je me suis dit qu'il devait parler à sa mère. En remettant son téléphone dans sa poche, il a dit: C'était ma mère.

N'allez pas croire que je suis un touriste français qui vient de débarquer, oh là là, pauvres Amérindiens, qu'est-ce les Blancs ont été méchants. Pas du tout. Même que Chloé Ste-Marie m'énarve quand elle chante en inni, en inno, en innu.

C'est drôle qu'on parle de chanson: à la seconde où je l'ai vu - sa dégaine, son petit côté froissé -, Saganash m'a fait penser à Paolo Conte. Il fait le politicien comme l'autre fait le chanteur, avec un soupçon de détachement, voire avec un soupçon de réticence... peut-être aussi un soupçon de pose. Il n'est pas loin d'être un artiste. Ce n'est pas toujours un défaut.

Un beau monsieur pour le Nord surtout. Pour veiller à ce qu'on ne l'exploite pas en sauvage, si j'ose dire. Un beau monsieur pour les habituels laissés-pour-compte du progrès, qu'ils soient blancs ou autochtones. Il habite rue Grande-Allée, mais il sait d'où il vient et y retourne souvent.

Vous me dites que la grande majorité des nouveaux députés québécois du NPD sont bien inexpérimentés? Ne vous inquiétez pas, M. Mulcair leur apprendra bien assez vite à devenir politiciens. Puisse quelques-uns regarder plutôt du côté de M. Saganash pour ne pas le devenir trop.

***

Rue du Barrage

Ceci n'a rien à voir avec M. Saganash, mais un peu quand même - il était là. C'était à Kitcisakik, une réserve algonquine au sud de Val-d'Or. J'ai rencontré là une jeune femme, Véronique, 29 ans, qui, apprenant que j'étais journaliste, m'a demandé si j'oserais raconter ce que je voyais. Cette misère, ce délabrement? Elle m'a traîné chez elle, ou presque.

Il y avait un pot sur la galerie, une sorte de vase: ça, me dit-elle, c'est le pot dans lequel mes enfants et moi faisons pipi la nuit. On n'a pas de toilettes. On n'a pas de toilettes parce qu'on n'a pas l'eau. Passé la galerie, on entre dans la pièce unique où elle vit avec ses quatre garçons. Deux matelas roulés contre le mur du fond pour les deux plus vieux. De l'autre côté d'un semblant de cloison, un lit à barreaux pour le bébé, et le lit où elle dort avec l'avant-dernier, qui a 3 ans. Un réchaud au propane à deux brûleurs pour faire à manger. Une truie pour chauffer. Un frigo et une télé alimentés par une génératrice.

C'est le lot de presque toutes les maisons de notre communauté, me dit-elle. Et encore, moi, j'ai un frigo. Prenez mon adresse. Nous sommes au 44 de la rue... Elle commence à épeler le nom de sa rue en algonquin, s'arrête: c'est plus simple en français. En français, c'est la rue du Barrage. J'habite au 44, rue du Barrage. Devinez pourquoi la rue du Barrage, monsieur le journaliste? Parce qu'au bout de la rue, il y a un barrage. Vous le voyez? C'est le barrage.

Un barrage, c'est pas hydroélectrique? Ça ne donne pas de l'électricité? Pourquoi les maisons n'ont-elles pas l'électricité?

Amusant aussi, le grand chef de ce village algonquin est une femme. Elle n'était pas là. Elle était à Val-d'Or pour faire son lavage. Cent soixante-six kilomètres aller-retour.

On parlait de ça dans l'auto, en revenant, avec M. Saganash. C'était dimanche, il n'était pas encore député. Il l'est, maintenant.