L'ai-je dit? Je le répète. Cela va mieux, en Irak.

Notez que ce n'est pas tout à fait l'avis des experts. Les plus optimistes concèdent un mieux très, très, très fragile. Au départ des Américains, en septembre dernier, on pouvait lire dans la presse du monde entier des titres comme: «Derrière les GI, un pays en ruine» (Libération).

Je viens de passer une douzaine de jours dans ces ruines. Entendons-nous: Bagdad ne croule pas sous les décombres. Les ruines évoquées ici sont surtout celles des infrastructures. L'électricité manque toujours 14 heures sur 24, il n'y a pas d'eau potable... Le plus gros des boulets est le chômage, qui touche 30% des Irakiens (40% chez les jeunes).

Mais alors de quel mieux parlez-vous?

Je parle d'une petite herbe qui commence à poindre à travers le béton des problèmes et sous les immondices des rues de Bagdad. Je parle des hôpitaux, des écoles, qui ne vont pas si mal. Je parle des forces de sécurité, dont on disait qu'elles seraient rapidement débordées au départ des Américains. Pour l'instant, la police et l'armée font la job, même si Al-Qaïda est toujours aussi actif.

Il faut se faire à l'idée que les attentats, les kamikazes, les voitures qui explosent, tout cela va continuer encore des années. J'ai déjà évoqué une Irlande du Nord proche-orientale.

Pour ce qui est du conflit chiites-sunnites, on entend de plus en plus souvent les uns et les autres réaffirmer qu'ils sont d'abord irakiens - tout en se disputant âprement le pouvoir. Il n'y a pas de partition dans l'air. Il n'y a pas trois Iraks à l'horizon, comme l'ont envisagé un temps les Américains. Même les jeunes Kurdes ne revendiquent plus l'indépendance totale, satisfaits pour l'instant de leur statut particulier.

Parlant des Kurdes, je les ai totalement laissés de côté dans ce reportage. Je m'en excuse. Si mon journal me renvoie en Irak dans les prochains mois, je promets d'aller m'installer à Mossoul et à Soulaymaniya. Le seul Kurde que j'ai rencontré durant mon séjour, c'était au souk de Sorja, M. Abdul. Il tient une boutique de savon - vous savez, ce savon découpé en pavés inégaux, gris comme les pierres, on dirait du savon sale...

Me revoilà dans l'anecdotique. Avant d'y plonger totalement, un mot sur le pétrole. On a répété à satiété que les Américains avaient envahi l'Irak pour son pétrole. C'est pas du tout comme ça que ça se passe. Ce sont pour l'instant les Chinois (la CNPC) et les Brits (BP) qui ont réussi à s'associer avec les deux sociétés nationales irakiennes qui ont le monopole de la gestion des gisements. Le pétrole est évidemment lié au redressement de l'Irak - notons que la remise en état des installations est loin d'être terminée et qu'elles sont toujours les cibles préférées des terroristes.

La folie - En Irak, le danger vient essentiellement de deux sources: les terroristes et les fonctionnaires. Les premiers tuent. Les seconds rendent fous. Ça prend des autorisations pour tout. Et sur l'autorisation, ça prend un coup de tampon. Pour le tampon, c'est au deuxième étage. Là, le tamponneur t'informe qu'il y a des frais. Les frais se règlent au sous-sol. Quand tu retournes au deuxième étage avec le reçu, le tamponneur a disparu. Il surgit une demi-heure plus tard. Ne reste plus alors qu'à obtenir la signature du troisième adjoint du ministre.

Une fois, à la mairie de Bagdad, où on allait demander une autorisation pour une niaiserie, dans un couloir, on croise une dame dans tous ses états. Elle s'arrête net, nous regarde: je ne sais pas où vous allez, mais je peux vous jurer que vous n'aurez rien du tout.

Elle avait raison: on n'a rien eu.

Il faisait même un peu frais - Cache ton carnet. Cache ton enregistreuse. Cache ton appareil photo. Ne regarde pas les gens comme ça. Ne parle pas si fort... Une fois, on mangeait un gâteau à la terrasse d'une petite pâtisserie, un gâteau appelé konafa, le genre de truc dont je reprends habituellement trois fois. On était bien, il faisait même un peu frais. Je ne sais pas ce que Ziad a vu, le voilà soudain sur les dents: On s'en va, on s'en va...

C'est pas la seule fois dans le voyage où j'ai eu envie de le tuer. Je ne veux pas me comparer à Al-Qaïda ni rien, mais me déranger quand je suis en train de manger un gâteau ou de la confiture, c'est à peu près comme tirer la queue d'un lion qui est en train de manger un chrétien.

Il faisait même un peu frais (bis) - Une fois, on est allés voir un match de soccer. L'armée de l'air contre l'équipe d'une raffinerie de pétrole. Autour de 5000 spectateurs dans un beau stade. On était bien, il faisait même un peu frais. Les aviateurs venaient d'égaliser 2 à 2 - une belle passe, un beau tir - quand Ziad, encore une fois s'est excité: On s'en va, on s'en va...

Cette fois, c'était à cause de l'Italienne. Couverte du voile et de l'abaya, elle passe habituellement inaperçue, sauf qu'ici, elle était la seule femme dans le stade... et les voisins immédiats commençaient à s'agiter.

Profilage - Cette question idiote posée par moi-même à Ziad: Est-ce que tu peux deviner, juste à l'oeil, qui est chiite, qui est sunnite?

Dans 80% des cas, oui. Les chiites sont plus beaux.

Sérieusement...

Souvent, les chiites sont plus bruns, quelque chose aussi dans le maintien, dans la gestuelle...

Est-ce que je pourrais passer pour l'un ou l'autre?

Absolument pas. Tu passes pour un ingénieur européen, venu travailler sur nos problèmes d'électricité.

Eh, madame! Vous n'êtes pas à la veille d'avoir de la lumière!

Financement - Combien avez-vous vendu de voitures, aujourd'hui?

Aucune.

M. Albadawy sourit néanmoins. Il a passé les pouces dans le revers de son veston, qu'il garde ouvert sur une bedaine prospère. Sa cour est pleine de Toyota, Hyundai, Nissan, Honda flambant neuves.

Quelles conditions de financement offrez-vous?

Pas de financement. Vous m'achetez une auto, vous la payez cash. Hassan, notre chauffeur, confirme: il a payé sa Corolla cash.

J'ai vraiment pas tout compris, en Irak.

La campagne - Je n'ai pas pu visiter de ferme pour des raisons de sécurité. Du côté de Kerbela, j'ai tout de même fait le tour d'une modeste plantation de palmiers dattiers qui produisent 4 ou 5 tonnes de dattes par année. À 300$ la tonne, t'es mieux d'avoir une autre job. Le palmier dattier, c'est un fût tout nu de 40 pieds, les dattes sont tout en haut, ça prend un acrobate du Cirque du Soleil pour aller les cueillir. Mettons que c'est plus de trouble que les mirabelles. Et ça ne donne pas d'aussi bonnes confitures.

La vétérinaire - Alaa, vétérinaire dans le quartier de Ghadir, est comme la mienne à Farnham: complètement débordée. Elle est la vet accréditée pour les chiens de l'armée, accréditée aussi auprès des ambassades...

Pas d'Irakiens du quartier qui viennent vous apporter leur chat malade?

Mais si, plein.

Je lui ai parlé de mon Tonton, qui a eu des petits ennuis récemment. Quelles maladies voyez-vous le plus souvent, dans votre pratique?

Des puces, comme chez vous, je suppose.

Ah non, mon Tonton n'a pas de puces.

Bangladais - D'un côté, 30% de chômage; de l'autre, les Irakiens font venir à pleins bateaux du Bangladesh une main-d'oeuvre bon marché qu'on trouve partout dans les cuisines des restaurants, dans les couloirs des hôpitaux, dans les chantiers. Cette pancarte dans une manifestation: On veut aussi un premier ministre bangladais.

Épicerie - Un kebab dans une binerie: 12$. Un repas au al-Gota ou au Rukin al-Azaem, où j'allais manger pour rien en 2004: 40$. La chambre à mon hôtel: 130$. Une pizza: 10$. Le plein d'ordinaire pour une Yaris: 35$. Ma première épicerie en arrivant - de l'eau, du Coke, du miel de dattes (ce n'est pas très bon), du pain, des bananes: 10$.

La télé - Il y a près de 700 chaînes à la télé irakienne. Sept cents chaînes, mais cette impression qu'ils regardent tous la même, une chaîne égyptienne où triomphe la poupoune pharaonique qui chante: Reviens, je suis tellement triste depuis que tu es parti...

Vous comprenez l'arabe? s'est étonné le réceptionniste de l'hôtel.

Non, mais je suis un spécialiste du coeur de la fâmme.

Mon carnet de notes - Des toilettes publiques à Kerbela. Le trou. L'odeur. La fange sous les pieds. Les mouches. Et pas de papier, c'est pas comme ça qu'ils font. Bon, où ai-je mis mon carnet de notes?

Les ours - Sur le conseil de gens qui disent n'importe quoi (notamment les gens de la compagnie de sécurité AKE), j'ai emporté en Irak du chasse-moustiques. Chaque fois que je tombais dessus en cherchant quelque chose dans ma valise, j'avais un peu honte. C'est comme si, allant au Luxembourg, vous apportiez un sifflet contre les ours.

Idées reçues - Cela s'appelle L'Irak, tout simplement, par Myriam Benraad aux éditions Le Cavalier bleu, une merveille de petit livre qui corrige, nuance, parfois confirme les idées reçues sur l'Irak. C'est d'ailleurs le nom de la collection, Idées reçues, qui propose aussi l'Égypte, la Turquie, l'Inde, etc.

Vous y trouverez tout ce que je n'ai pas dit sur l'Irak. Et même un peu de ce que j'ai dit!

Le coeur - Tu veux manger comme moi? m'a lancé Hassan comme un défi. On est allés dans son bouiboui préféré, un repaire de chauffeurs de taxi. Quatre tables graisseuses, une tambouille à base de haricots et de riz, j'ai été poli, j'ai dit miam-miam, mais c'était un peu nul. C'est curieux pareil, je suis tombé en amour avec ce pays à la minute où j'y ai mis les pieds, il y a 15 ans. Allez savoir pourquoi. C'est laid effrayant. On y mange plutôt mal. Pas un seul kilomètre de route où j'aurais envie de pédaler.

Faut croire que c'est les gens. Comme si, tout le reste aboli, on entendait leur coeur battre plus fort qu'ailleurs. Hassan, Ziad, Nubras, Nehad, Khalid, Mustapha, Ali, Bakir, Saj Ad, Aïcha, Fatima, Kuthar, Raghib, je vous aime.