Il me semble connaître Jean Béliveau depuis toujours. À Québec, où j'ai grandi, il était une véritable légende durant mon enfance. Mon père parlait de lui avec un immense respect. Ses exploits avec les Citadelles, de la Ligue junior, et les As, de la Ligue senior, avaient marqué les esprits.

Oui, il me semble connaître Jean Béliveau depuis toujours. Pourtant, ce n'est pas avant l'été 2010, 25 ans après mes débuts en journalisme, que je lui ai parlé pour la première fois.

Dans le cadre d'un livre que je rédigeais sur l'histoire du hockey, il m'a reçu à son condo de Longueuil. Assis dans son petit bureau, nous avons discuté durant plus de deux heures. Je suis ressorti de cette visite profondément impressionné.

Était-ce en raison de sa voix grave et de son ton mesuré qui ajoutaient à l'impact de ses propos?

De l'éclair au fond de ses yeux lorsqu'il racontait un souvenir amusant de sa carrière?

De ses sourcils froncés en rappelant des événements moins heureux?

De sa résilience devant la maladie, qui lui avait causé bien des soucis au cours des dernières années?

Ou tout simplement de sa passion pour le sport qui s'est traduite, ce jour-là, par une analyse pointue des Blue Jays de Toronto, dont il avait vu le match de la veille à la télé?

Un peu de tout ça, sans doute. Mais je garde surtout en mémoire l'affection avec laquelle il évoquait ses anciens coéquipiers, en compagnie de qui il avait disputé des dizaines de matchs. En l'écoutant, j'ai eu l'impression qu'ils faisaient tous partie de sa famille. Jean Béliveau donnait un sens au mot «loyauté».

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Droit, digne et discret, le grand numéro 4 a semblé traverser sa carrière de joueur avec la force tranquille d'un immense navire avançant sur une mer calme.

Sa prestance physique, combinée à une discipline de fer, ont contribué à nourrir cette image. Sans oublier ses deux décennies dans les bureaux du Forum, où son jugement sûr et son respect des amateurs ont maintenu et renforcé la tradition du Canadien.

Mais la réalité est plus complexe. Béliveau a vécu des moments durs physiquement et émotivement sur la patinoire. En fait, son parcours se divise en deux tranches nettes.

Dans les années 50, tout lui a souri, malgré la pression terrible qu'il s'imposait. «Si je suis deux parties sans scorer, c'est un drame dans les journaux», regrettait-il à cette époque.

Il est vrai que le Gros Bill avait lui-même placé la barre bien haute. En décembre 1952, alors porte-couleurs des As de Québec, il avait marqué cinq buts en trois matchs lors d'un essai avec le Canadien. Cette réussite exceptionnelle avait emballé tous les partisans de l'équipe.

En revanche, Béliveau avait aussi gonflé leurs attentes, ce qu'il comprit plus tard... à son grand désarroi! Non, il ne pouvait marquer si souvent maintenant qu'il enfilait pour de bon le chandail du CH. «Je ne faisais même pas ça avec les As dans la Ligue senior!», rappela-t-il neuf ans plus tard à Claude Larochelle, le réputé journaliste de Québec, qui fut aussi son coéquipier avec les Citadelles.

Durant les années 60, cependant, Béliveau fit face à plusieurs difficultés et sombra un certain temps dans le découragement. Il subit une terrible commotion cérébrale durant les séries éliminatoires de 1961 et mit plusieurs mois à retrouver la forme. D'autres blessures, et une inquiétude au sujet du fonctionnement de son coeur, l'indisposèrent. Mais le public, qui s'attendait à des miracles chaque fois qu'il sautait sur la glace, s'impatienta.

Cette réaction le peina. Dans son autobiographie, il recense quelques titres publiés à l'époque dans les journaux, comme celui-ci: «Même dans les pratiques, Béliveau frappe les poteaux». Malgré le passage du temps, ces souvenirs demeuraient douloureux. Et c'est le sénateur Hartland de Montarville Molson, propriétaire du Canadien, qui trouva les bons mots pour le réconforter.

Regaillardi, Béliveau mena ensuite ses coéquipiers à la conquête de cinq autres Coupes Sanley avant de se retirer, en 1971.

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Jean Béliveau était un travaillant. L'hiver, sur la glace; l'été, dans les bureaux de la Brasserie Molson. C'est durant ces beaux jours de juin, juillet et août qu'il a érigé le socle sur lequel reposerait sa deuxième carrière, celle d'administrateur du Canadien.

«Je n'ai jamais arrêté», m'avait-il dit, peu avant son 80e anniversaire de naissance. «Je parcourais le Québec et le Canada, je rencontrais des centaines de personnes et j'aimais ça. Au fond, j'ai été parti de chez moi toute ma vie. Je ne suis pas aveugle, je savais que ma présence rendait des gens heureux.»

Au deuxième étage du Forum, comme on surnommait alors les bureaux de l'organisation, Jean Béliveau était le conseiller de tous. S'il n'a jamais été directeur général ou entraîneur, son opinion sur l'ensemble des activités de l'équipe avait un poids immense.

Jean Béliveau représente un cas unique dans l'histoire du Canadien. Il s'est fait désirer pendant trois ans avant de quitter Québec pour Montréal, une décision difficile en raison de son attachement à la ville où il était devenu une vedette. Mais il savait qu'il devait maintenant faire ses preuves dans la LNH.

Après avoir plongé, le Gros Bill est demeuré fidèle à l'organisation toute sa vie. Sa mort cause un vide immense. Car jusqu'au bout, Jean Béliveau aura été la conscience du Canadien.