Douée. C'est le mot qui vient à l'esprit de Fanie Charbonneau quand elle parle de sa fille, Lili.

Et c'est sans doute le bon mot.

À 13 ans, flirter avec des notes parfaites à l'école, lire quotidiennement La Presse, triper sur Elena Ferrante et apprendre le russe en ligne juste pour le fun, j'imagine que ça fait de vous une ado douée...

Douée, mais troublée.

Anxiété généralisée, trouble obsessionnel-compulsif, difficulté à créer des liens avec des enfants de son âge : la douance et la facilité à apprendre peut être une sorte de caillou dans la gougoune d'une ado de 13 ans qui répond correctement à toutes les questions que peuvent poser les profs en classe.

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Gilbert, le père de Lili, un soir de l'an dernier : 

« Lili, je t'ai dit que l'iPad, c'était assez pour ce soir.

- Je veux l'iPad, donne-moi le code du WiFi. »

C'est le truc des parents de Lili, en cet automne 2017, pour limiter la consommation internet de leur fille : débrancher l'internet sans fil, pour que Lili pose l'iPad.

La tablette était obligatoire à son école, tous les élèves devaient en avoir une : devoirs et agenda passaient par l'iPad. Et il s'adonne que Lili aime beaucoup, beaucoup emmagasiner de la connaissance. Il y a des enfants qui sont accros aux jeux en ligne. Lili ? Accro à apprendre. Et l'écran de l'iPad est l'interface pour plonger dans les connaissances infinies du web.

« Non, Lili, pas de WiFi. C'est l'heure d'aller te coucher... »

Et voilà que le ton monte. Lili veut plonger dans internet, là, tout de suite, maintenant, donne-moi le code, papa...

Fanie, sa mère : « Peut-être que les enfants surdoués sont plus vulnérables à ces appareils ? Ça les nourrit, dans un contexte où ils ont de la difficulté à créer des liens avec des enfants de leur âge. Lili, par exemple, a toujours préféré parler avec les profs qu'avec les élèves... »

Toujours est-il que ce soir-là, le ton a monté entre Lili et son père, qui a décidé d'aller marcher pour se calmer un peu.

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Fanie Charbonneau me raconte son chemin de croix de mère d'une enfant « spéciale », à qui on a prescrit des antidépresseurs à 12 ans, parce que l'anxiété et les troubles obsessionnels-compulsifs (TOC) minaient sa psyché...

Je dis « chemin de croix », c'est un cliché, mais c'est l'image parfaite : quand Fanie a demandé de l'aide, elle a navigué dans le système de services sociaux avec peine, la croix de sa peine et celle de Lili sur le dos. 

Aux urgences de l'hôpital, au CLSC de Sainte-Agathe, à son propre psychiatre, qu'elle a supplié : j'ai besoin d'aide, ma fille m'inquiète, elle n'est pas bien, SVP, aidez-moi, aidez-nous...

Fanie Charbonneau a levé la main, elle a demandé de l'aide. Entre janvier 2016 et l'automne 2017, elle a demandé de l'aide et elle en a eu... Mais à peu près jamais l'aide dont Lili et sa famille avaient besoin.

Ici, de l'aide psychosociale, des conseils de discipline pour les parents d'enfants difficiles. Là, une attente de huit mois en pédopsychiatrie où l'avait envoyée un médecin parce que Lili avait des « idéations suicidaires ». Une visite aux urgences pour voir un psychiatre où Fanie se fait dire : « Passez par le CLSC, Madame, c'est du psychosocial... »

Fanie, dans le café, me regarde : « Moi, ça me laissait au même endroit : incapable d'aider mon enfant. »

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Douée ?

Surdouée, peut-être.

Voici un poème écrit par Lili : 

Toutes ces couleurs vivantes autour Ne changent pas ce que je vis Tout semble si beau le jour C'est comme si on ne connaissait pas la nuit

Les pensées me secouent Comme les vagues secouent un bateau Il y en a parfois trop Je me noie dans l'océan fou

Quand elle a écrit ce poème, Lili avait 12 ans.

En elle, quelque chose comme un océan fou, justement, quelque chose de plus grand qu'elle qui la faisait souffrir, souffrance qu'elle sublimait dans cette cyberdépendance.

Quelque chose comme un océan fou, oui, quelque chose qui tangue, vaste et flou, mais assez précis pour que Lili dise à sa mère : « Maman, j'ai peur de faire quelque chose que je peux regretter. »

Quelque chose d'assez inquiétant pour qu'une travailleuse sociale demande sans gants blancs : 

« Veux-tu mourir, Lili ?

- Non, mais j'aimerais mieux ne pas vivre... »

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Le père de Lili est revenu de sa marche. Dans le salon, des objets avaient été déplacés.

Il a pensé : Lili a dû chercher le code du WiFi...

Lili ? Lili, t'es où ?

Il est descendu au sous-sol.

Lili était morte.

Suicide, à 13 ans.

Un geste impulsif, dit Fanie, dans le café.

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Fanie Charbonneau essaie de faire la part des choses.

Elle sait que sa fille souffrait. Elle sait que cette souffrance était à la mesure de l'intelligence de Lili : immense et mystérieuse.

Peut-être, dit-elle, peut-être que Lili se serait suicidée même si elle avait eu toute l'aide du monde, au moment où je l'ai demandée.

Mais Fanie se dit aussi qu'on ne saura jamais ce qui serait arrivé si Lili avait eu de l'aide immédiate en pédopsychiatrie, autour de janvier 2016, quand elle en a demandé.

Si sa fille avait été prise en charge en pédopsychiatrie dès le début 2016, que se serait-il passé en novembre 2017 ?

Est-ce que Lili, 20 mois plus tard, se serait tuée quand même ?

Ou est-ce qu'elle aurait été... apaisée ?

On ne sait pas. On ne saura jamais.

Ce que Fanie sait, c'est que ce fut long avant d'avoir l'aide adéquate en pédopsychiatrie, c'est qu'on lui a servi la mise en garde classique du « Vous savez, Madame, il y a des listes d'attente » ; ce que Fanie sait, c'est qu'elle a dû se battre pour en avoir, de l'aide, c'est qu'elle a même dû supplier son propre psychiatre pour avoir de l'aide pour sa fille...

« Les services étaient en place, constate Fanie. Mais au moment où les mailles du filet auraient dû se resserrer, au moment où je disais que j'étais vraiment inquiète... rien de plus n'a été mis en place. C'est ce qui me fâche le plus. »

Je souligne que j'ai envoyé au Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) des Laurentides une lettre que Fanie m'a écrite à propos du chemin de croix qu'elle a vécu en tentant d'avoir des services pour Lili. C'est le PDG Jean-François Foisy lui-même qui m'a répondu, pas un relationniste désincarné qui m'a servi des phrases pondues par deux avocats.

Extrait : « Plusieurs de nos intervenants se sont impliqués auprès de cette jeune et de cette famille. Ils ont été renversés par le décès de cette enfant et fortement ébranlés de constater que les services qui lui avaient été dispensés n'ont pas suffi à l'apaiser et à éviter les pensées noires qui l'ont menée jusqu'au suicide. »

M. Foisy a nommé la difficulté de dépister et de soigner les maux de la psyché, « qui ne se traitent malheureusement pas comme des problèmes de santé physique », ce qui est vrai. Il a aussi décrit le dévouement des équipes d'intervention, ce dont je ne doute pas.

Je ne doute du dévouement de personne.

Je dis simplement que c'est dur d'avoir de l'aide quand on en demande. C'est vrai au CISSS des Laurentides, mais c'est vrai à peu près partout ailleurs.

Le problème d'accès n'est pas un problème particulier à Laval, aux Laurentides ou à la Beauce.

C'est un problème québécois.

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Voilà. C'était l'histoire de Lili.

Une histoire parmi mille qui symbolise les difficultés d'avoir accès à des services de santé mentale.

Une histoire parmi mille de chemins de croix silencieux dans le « réseau », une histoire qui finit mal.

Ce qui frappe, ici, c'est l'âge de Lili Homier : 13 ans, bordel, 13 ans...

Lili s'est tuée le 15 novembre 2017.

Pas besoin de regarder le calendrier : oui, ça fait un an aujourd'hui que Lili est partie.

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez appeler le numéro sans frais suivant pour parler à quelqu'un : 1-866-APPELLE.