Le journaliste Philippe-Vincent Foisy a obtenu un document interne à l'intention des fonctionnaires fédéraux de Service Canada qui devront utiliser « un langage neutre » quant au genre.

Il en a fait une nouvelle. Et c'est une nouvelle, évidemment. Rien à redire.

Mais le titre de la dépêche de Radio-Canada était complètement faux : « Fini les Monsieur, Madame, à Service Canada ».

C'est pourtant ce titre qui s'est faufilé dans le fil de presse des médias, et qui a été relayé dans nos Twitter et nos Facebook. Effet immédiat dans les consciences : OTTAWA INTERDIT LES MOTS «MONSIEUR» ET «MADAME» ! ! !

Sauf que ce n'est pas vrai, Ottawa n'interdit pas cela. La nouvelle de Philippe-Vincent Foisy ne parlait pas d'interdiction non plus.

Pas plus que le document cité par le journaliste: les fonctionnaires, peut-on y lire, « peuvent s'adresser aux clients par leurs noms au complet et leur demander de quelle façon ils préfèrent qu'on s'adresse à eux. »

Ce n'est pas clair dans le document. Je ne sais pas si la personne qui l'a écrit est une femme ou un homme, mais elle écrit comme un pied.

En bref, l'employé de Service Canada va désormais demander au citoyen, qu'importe son nom, qu'importe qu'il ait une voix de femme ou une voix d'homme, comment la personne souhaite qu'on réfère à elle.

Vous préférez Monsieur ?

Ce sera Monsieur.

Madame ? Ce sera Madame.

On peut penser que même demander à quelqu'un s'il souhaite se faire appeler « Monsieur » ou « Madame », c'est trop. OK. Je vous rappelle qu'il n'y a pas si longtemps, une dame se faisait appeler par le nom de son époux, comme dans « Madame Patrick Lagacé ». J'imagine que le début de la fin de cette pratique a été vu comme une hérésie, en son temps...

Reste que le titre de Radio-Canada a été plus fort que toutes les tentatives de corriger le tir, hier, au gouvernement. Il a aussi été plus fort que la décision d'un tribunal qui, en 2017, a forcé Ottawa à revoir sa façon de communiquer avec les citoyens. Ça a grimpé dans les rideaux de Terre-Neuve à la BC.

Mais permettez que j'ose une observation : quand il est question d'enjeux touchant les personnes transgenres, il y a des gens qui sont prêts à grimper dans les rideaux, qu'importe la véracité de la nouvelle.

J'entends, je lis et je vois des choses - oh, des petits riens ! des sarcasmes, des intonations, des sourires niais en coin - sur les personnes trans qui ne se diraient pas publiquement à propos des gais. Hier, ce n'était beau ni à voir, ni à entendre, ni à lire.

Il y a des gens qui naissent dans le mauvais corps. En matière de genre comme en matière d'orientation sexuelle, les voies de la biologie sont parfois insondables. Il y a des gens qui naissent avec un pénis et qui, depuis toujours, se sentent femmes. Ou vice versa. Ça arrive.

La beauté de l'époque, dans ce pays et dans quelques autres, c'est que ces personnes peuvent être elles-mêmes ou, devrais-je dire, essayer de l'être. Et même là, ce ne sera pas facile : je ne parle pas du regard des autres, je parle du regard sur soi-même. Le taux de suicide chez les ados transgenres est de quatre à cinq fois plus élevé que la moyenne des ados.

Mais y a quand même le regard des autres. Il y a une masse critique qui est encore dans le malaise face aux trans. Une partie de ce malaise - je mets des gants blancs, ici, je pèse mes mots - ... s'explique.

Les personnes trans ne se cachent plus comme elles devaient se cacher, jadis. Ces personnes sont dans l'espace public, vivant leur vie à découvert. Et ça peut être confrontant pour autrui, en grande partie parce que c'est nouveau. Les premières fois que tu croises une femme qui a les traits d'un homme... ça détonne. Je comprends ça.

Alors il y a une masse critique de gens dans la société qui les regardent mal, les trans. Ou enfin, qui les regardent tout croche. Ou un peu croche. Ou de façon oblique. Ça vient avec des regards, disons.

Mais j'aime penser que dans cinq, dix, quinze ans, la majorité de ceux-là les verra comme la majorité voit désormais les homosexuels : avec ouverture.

Il y a quand même des regards de mépris. Il y a quelques semaines, Michel Beaudry a rapporté une scène qu'il a jugée hilarante dans sa chronique du JdeM : devant lui, « une femme, grande, corpulente, blonde, pas vraiment jolie et exagérément maquillée » s'apprête à payer ses achats à la caisse. Mais « la caissière alterne son regard entre les yeux de sa cliente et sa carte » de crédit, parce que sur la carte, elle lit « Jacques », mais c'est pas un gars qui est devant elle...

Il y a un imbroglio, la caissière regarde Beaudry en disant, décontenancée : « Elle s'appelle Jacques... »

Et la fille - la cliente, pas la caissière - finit par perdre patience, par lever sa perruque pour montrer son crâne d'homme et partir sans payer en sacrant, humiliée, laissant sur la caisse ce qu'elle voulait acheter... Et un peu de dignité.

On peut rire de cette scène.

On peut aussi voir cette scène pour la tragédie qu'elle représente : une autre épreuve dans la vie de « Jacques » qui s'ajoute à tout plein de tourments depuis son adolescence, un autre coup dans les tibias. Sous cette perruque, cent déchirements, mille petites morts, un million de fois à penser à se crisser en bas du pont. On peut en rire... Ou pas.

Beaudry, lui, en a fait une chronique complète de rires gras qui va conforter ceux de ses lecteurs qui ne peuvent plus faire de jokes de tapettes, mais à qui l'air du temps n'interdit pas encore de rire des trans...

Je choisis de ne pas en rire.

Je choisis de penser que « Jacques », quand il va parler à un fonctionnaire fédéral, va être heureuse de se faire demander comment elle préfère qu'on s'adresse à elle.

Et que son choix soit « Monsieur » ou « Madame » ne m'enlève absolument rien.

Ni à vous, Madame.

Ni à vous, Monsieur.