L'autre soir, je suis rentré des États-Unis par l'aéroport Dorval, pardon, Pierre-Elliott-Trudeau, et j'ai dû dûment remplir ma fiche de douane.

Vous avez acheté pour combien ?

Pour 1500 $, à peu près, ai-je écrit.

La limite de ce qu'on peut acheter à l'étranger sans être taxé à notre retour au pays est de 800 $. Au-delà de ça, les douaniers calculent pour déterminer, selon les biens achetés, combien vous devez payer en taxes canadiennes.

J'ai jadis fait une chronique où j'incitais Mme Marois, alors première ministre, à imposer davantage les privilégiés comme moi : je ne vais donc pas chialer, ici, contre les taxes et les impôts. Pour citer un juge américain mort depuis longtemps, ce qui achète de la civilisation, dans une société.

Mais en réglant la note, j'ai quand même eu une pensée pour les révélations des Panama Papers, ces scoops médiatiques fruits d'une collaboration planétaire de journalistes d'enquête qui ont montré comment les riches utilisent les paradis fiscaux panaméens pour soustraire leur fortune au fisc, que ce soit en Islande, en Grande-Bretagne, en Russie ou ailleurs.

Dans les analyses de ces révélations, les clichés étaient au rendez-vous : on a évidemment parlé d'une « bombe ». Comme si les Panama Papers étaient la première révélation des accommodements raisonnables scandaleux dont les super riches bénéficient en ce bas monde !

Je vous rappelle qu'il y a eu une autre « bombe » dans l'histoire récente, avant les Panama Papers : les LuxLeaks. C'était une autre fuite de documents, qui expliquait comment le Luxembourg accommode les multinationales - comme Bombardier - du monde entier, qui y déplacent leurs « centres de profit » pour payer le moins d'impôt possible, ici et ailleurs.

Tout récemment, le journaliste Frédéric Zalac de Radio-Canada a révélé l'extrême douceur avec laquelle l'Agence du revenu du Canada a traité des multimillionnaires canadiens qui avaient, avec la complicité du cabinet de comptabilité KPMG, utilisé des stratagèmes fiscaux pour éluder de l'impôt au Canada en envoyant leur fric se faire bronzer dans le Sud. Si vous tardez à régler une dette de 2000 $ au fisc, les intérêts et pénalités seront de calibre usuraire. Mais si vous avez des dizaines de millions planqués dans le Sud avec l'aide de KPMG, le fisc sera aussi conciliant avec vous que Marc Bergevin l'est avec Michel Therrien.

Vous souvenez-vous de l'histoire de HSBC et des cartels mexicains ? Le scandale de HSBC-narcos n'est pas un scandale d'évitement fiscal à proprement parler, mais il participe de la même génuflexion des États devant la puissance de ceux qui ont - et qui font circuler - beaucoup de capitaux. Je résume : HSBC a sciemment facilité le blanchiment de l'argent du crime organisé mexicain à travers ses succursales américaines, pendant des années. Pour ces délits, le gouvernement américain aurait pu accuser des dirigeants de HSBC au criminel et même révoquer la licence bancaire du géant aux USA. Le Department of Justice n'a fait ni l'un ni l'autre : on a simplement imposé une amende à HSBC, une amende de 1,9 milliard. Ce fut présenté comme une amende exemplaire. Des pinottes, plutôt : l'équivalent de quatre semaines de profits pour la banque. Tout ça, dans le pays où la possession de la merde produite par les narcos vous vaudra la prison. Tough on crime, oui, tant que tu n'es pas un respectable banquier...

Au Canada, tout récemment, une banque a été condamnée à une amende de 1,15 million pour avoir omis de rapporter aux autorités une transaction suspecte de plus de 10 000 $. Quelle banque ? Pas de vos affaires : le Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) garde l'identité de cette banque secrète. Pourquoi ? Pourquoi pas...

Oh, j'oubliais : HSBC était aussi au coeur des SwissLeaks, autre scandale qui est tombé dans l'indifférence : il exposait la complaisance fiscale suisse.

Où m'en allais-je avec mes papiers de douane ? Ah, oui : l'impunité qu'achète l'extrême richesse...

Dimanche, l'indispensable Alain Deneault était à Tout le monde en parle pour commenter les Panama Papers. Le professeur et chercheur, on le sait, dénonce les paradis fiscaux depuis belle lurette. Le problème, c'est qu'on dirait que ce que Deneault dénonce nous choque une minute, à la faveur du scandale fiscal de l'heure, puis on passe à autre chose, on zappe, on oublie. On fait des fixations sur d'autres trucs, plus petits, mais plus faciles à conceptualiser et à comprendre. Le scandale de l'impunité de l'extrême richesse, et ce que cette impunité coûte aux trésors publics, ne suscite pas le quart de l'intérêt qu'on porte collectivement aux péripéties des candidats de La voix.

Le problème des paradis fiscaux est souvent doctement décrit par nos élites comme un problème en banlieue de l'insoluble, une créature indomptable. Permettez que je cite (encore) le Prix Nobel Joseph Stiglitz là-dessus : « Ce n'est pas difficile de mettre fin au secret bancaire. Tout ce que les États-Unis devraient dire, c'est ceci : aucune banque américaine ne peut faire des affaires avec une banque opérant dans un État qui n'adhère pas à des codes minimaux de transparence. Si ces banques ne peuvent pas traiter avec des banques des États-Unis ou des pays du G7, elles ne peuvent pas fonctionner en tant que banques. Le secret bancaire peut être éradiqué. La seule question, selon moi, est celle-ci : pourquoi ne le faisons-nous pas ? »

Stiglitz, comme d'autres, a constaté l'évidence : le magasinage fiscal permis dans le système économique mondial accroît les inégalités.

Ce système fait en sorte que je dois dûment payer ici des taxes pour des biens achetés dans un pays étranger, mais que des fortunes accumulées ici sont transférées et imposées dans des républiques bananières fiscales comme le Luxembourg, le Panamá, la Suisse...

Ce qui me pousse à me demander pourquoi je suis honnête sur le nombre de bobettes achetées à l'étranger quand je reviens dans ce pays.

PHoto Yves Herman, Agence France-Presse

Des activistes protestent devant le siège de la Commission européenne, à Bruxelles, dans la foulée des révélations des Panama Papers.