Dans mes rêves, tout est vrai. C'est comme si je vivais l'inceste toutes les nuits. 

J'ai 4 ans. Un soir, ma mère emmène un ami. Il me dit : 

« Viens t'asseoir sur mes cuisses. »

Ma mère me dit : 

« Lui, tu peux. »

Ma mère part, elle va à la cuisine.

Il met sa main sur ma vulve.

Ma mère revient, il lâche ma vulve.

Je comprends que ça marche pas. Mais je suis pris. Chaque fois que ma mère repart, il recommence.

Des fois, je m'en veux de pas l'avoir dit là.

***

C'est Sara, maintenant une femme, qui parle. Elle a témoigné dans la première partie de la série documentaire Justice, réalisée par Catherine Proulx et produite par Karine Dubois de Picbois Productions, qui prend fin ce soir à Télé-Québec (1). Son témoignage, magistral, montre à quel point des gestes peuvent marquer pour la vie, bombes à fragmentation qui explosent ici et là, le reste de la vie des victimes, au gré des événements qui la ponctuent.

Sara « fonctionnait » à merveille, dans la vie. Directrice générale d'organismes communautaires, elle avait, comme elle dit, « un itinéraire », qui allait la mener à la politique avant 40 ans.

Puis, un jour, elle apprend qu'un enfant fréquentant l'organisme qu'elle dirige a été victime de harcèlement sexuel, en revenant vers son domicile. Sara file au palais de justice, veut suivre la cause, veut s'assurer que justice soit faite...

Jusqu'au moment où tout remonte à la surface. Jusqu'au moment où elle comprend que si elle est si viscéralement interpellée par cette histoire, c'est parce qu'en elle a commencé à résonner l'écho de sa propre enfance.

***

Il est venu vivre avec nous. Ma mère était le pourvoyeur, lui, il était ma gardienne. Les agressions se passaient aussitôt qu'on était seuls.

Dans ma tête de 4, 5, 6 ans : fallait pas que ma mère le sache... Il me disait : « Si elle le sait, elle va en mourir. »

Il se tisse une toile d'araignée, et t'es la proie...

Plus ça va, plus les jeux sont... heavy. Y a un papier peint sur les murs de ma chambre, les positions du Kama Sutra. On joue à faire pareil. Si je dis non, il insiste. Si je dis non, y a des conséquences... Mon petit chien a disparu. C'est vicieux. C'est ça, l'inceste.

Ça a pris fin... Enfin, j'avais une petite amie que j'aimais beaucoup, une amie de ruelle. Il nous a dit : « Voulez-vous un Coke ? » J'ai répondu que ma mère voulait pas, d'habitude. Il a dit : « Je te le permets, aujourd'hui. » Je pars à pied, toute fière, acheter du Coke.

Je reviens, y a personne.

Je me dis : « Ah, non... »

***

De tout ce qui s'est dit publiquement dans l'affaire Jutra, le plus exaspérant touchait à ce que les victimes auraient dû - ou n'auraient pas dû - faire, dire, penser...

Comme si la dynamique tordue de l'agression sexuelle était une chorégraphie prévisible, comme si l'itinéraire de vie des victimes était consigné dans un mode d'emploi rédigé par des MBA.

Il t'arrive X, tu fais Y.

Z, tu dis C.

Ce serait l'fun que ce soit si clair, si simple.

***

Ma petite amie, elle l'avait dénoncé. Quand la police est venue, ma mère m'a demandé : « Est-ce qu'il a déjà touché ton pipi ? »

Sara, la femme qui témoigne, secoue la tête.

J'ai dit non. Parce que je voulais pas lui faire de peine. Parce que j'avais vu qu'elle avait pleuré à cause de ce qu'il avait fait à la petite fille. Fait que... On n'en a jamais reparlé.

Je m'en suis longtemps voulu de pas l'avoir dit, à ce moment-là. C'est pour ça que je porte plainte. Pour cesser d'avoir le regret de pas l'avoir dit ce jour-là. Moi, mon agresseur, il a un fort risque d'être récidiviste.

Je porte une responsabilité.

C'est pour ça que je porte plainte.

***

Sara a porté plainte, et son agresseur a été condamné. Et quand ce genre de crime, ce genre de drame, fait la manchette, c'est bien souvent la fin de la saga, médiatiquement. La justice triomphe, le salaud est enfermé, passons au prochain fait divers...

Sara avait besoin d'autre chose. La peine de prison n'avait pas refermé toutes les plaies. Le stress post-traumatique sévère qui la plombait était toujours là.

Sara a demandé, dans une démarche de justice réparatrice, à parler avec un agresseur. Pour comprendre ce qui se passe dans la tête de ces personnes. Elle a pu rencontrer un père incestueux.

On est là, avec eux, dans la salle. Une victime et un agresseur qui n'ont pas de lien entre eux, on appelle ça une médiation de crime apparenté.

Pour Sara, ce fut un premier pas vers une certaine... Oserais-je dire le mot guérison ? Mais elle a pu fermer certaines blessures, éteindre définitivement certains doutes, comme celui, terrible : étais-je la maîtresse du chum de ma mère ?

Elle a alors fait la demande pour rencontrer son agresseur.

Il a dit oui. On appelle ça la médiation pénale.

***

Il a pris le temps de s'excuser. Il a pris le temps de me souhaiter du mieux. Un avenir... Positif. Ç'a été une façon de tourner la page, la fin de ma relation avec lui.

Je fais partie des victimes qui ont eu le loisir d'en parler, pis d'en parler, pis d'en parler (2). Pis ça, ça libère.

Je vis avec le stress post-traumatique sévère. J'ai des reviviscences.

Mais le jour, je suis capable de vivre et d'être heureuse.

1. Je n'ai aucun lien avec la production mais, transparence totale, je rappelle que je coanime une émission à Télé-Québec.

2. En 2013, j'ai écrit sur le pouvoir de dire les choses, devant les traumatismes.