La musique, pour moi, c'est comme un moteur de char. Je lève le capot, le moteur est là. Ne m'en demandez pas plus. Le fa, le riff de guitare, le do, le solo de batterie: du chinois.

Mes amis aimaient Pink Floyd parce que c'est atmosphérique. J'aimais Pink Floyd pour les mots. J'ai toujours aimé les chansons pour les mots, d'abord. Jeune, j'ouvrais la pochette des CD et je lisais les paroles des chansons...

There's a kid who had a big hallucination

Making love to girls in magazines

He wonders if you're sleeping with your new found faith

Could anybody love him

Or is it just a crazy dream...

C'est sur The Final Cut, j'ai flashé sur ce passage en le lisant, pas en entendant Roger Waters le chanter.

Bref, tu m'enverras les paroles des tounes de ton microsillon, ai-je dit à Émile: je les ai entendues, mais je veux les lire.

***

Émile, c'est Émile Proulx-Cloutier, et il y a des chances que vous vous disiez ici «ah oui, le chanteur», ou alors «ah oui, l'acteur». Pour moi, Émile, c'est mon ancien voisin, pas le gars d'Aimer les monstres ou le prof dans 30 vies, Émile, c'est juste le gars qui marchait dans la ruelle avec ses enfants, quand j'habitais Rosemont.

Je suis allé le voir en spectacle, l'autre soir, à Granby, où il faisait escale pour sa tournée. Avec l'idée de faire une chronique sur les mots, justement, ceux qu'Émile écrit, ceux qu'il chante dans ces tranches de vie qu'il déguise en chansons. Les mots, tout court.

Et dans le noir, j'ai pris des notes.

La nuit, il court torse nu

La nuit ne le sermonne pas...

C'est Joey qui court, un ado qui a mal à sa vie dans sa banlieue sans vie.

Il court à l'envers de la vie

La vie, c't'un flash entre deux néants

Beau flash, ex-voisin, ai-je pensé.

Sur la 10, de retour vers Montréal, on a parlé de l'alchimie des mots, de ce qui fait que ses mots vont devenir - ou pas - des chansons. Émile écrit et il réécrit, et va savoir pourquoi, des fois, la grâce touche une ligne. Ce qui fait que cette ligne se ramassera dans une chanson qu'il chantera sur scène, comme l'autre soir à Granby, quand il a chanté Ma soeur joue du canif sur mon aorte...

- J'ai pas souvent entendu «aorte» dans une chanson, dude...

- Richard Desjardins.

- Desjardins? Sérieux?

- Oui, sur Miami. Au début, ça place la ville, ça place la toune.

Et Émile récite, de mémoire, dans le noir:

Qui a tué le garagiste?

Qui donc en avait l'intérêt?

Un type fauché parlant spanglish?

Nous détenons quelques suspects.

Miami.

Le millionnaire et son aorte.

La muchacha qui lui propose

une sensation un peu trop forte;

Le coup de grâce et l'overdose.

Et j'ai pensé à Desjardins, j'ai pensé à Tu m'aimes-tu?, j'ai pensé aux mots de ce disque, des mots immenses.

Comme ceux-là:

Dans' chambre à coucher

Je suis l'océan qui veut

toucher ton pied

Treize mots, bien simples.

Une cathédrale, pourtant.

***

Quand ma mère est morte, j'ai trouvé des tas de calepins dans ses affaires. Elle disait le monde, son monde. Des vérités lancées à la face de parents, d'amis. Vérités qu'elle leur disait parfois. Il y avait aussi beaucoup de prières dans ses calepins. Ma mère était très croyante, croyante comme on peut l'être quand on souffre. Des mots et des mots adressés à Dieu, à la Vierge...

Ce qui me fait penser que les mots, bien sûr, peuvent aussi vous éloigner de Dieu... Puisque l'ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui et qu'on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait. C'est dans La peste, de Camus: ce sont ces 46 mots qui ont fait tomber chez moi 19 ans d'éducation catholique et de certitude quant à Dieu.

Les mots peuvent convaincre. J'ai découvert ça en même temps que le sexe, avec la même verve tremblante.

Ado, quand la rage me faisait pleurer, ma mère me disait au bout du fil «Écris ce que tu ressens, Kick.»

Et j'écrivais ce que je ressentais.

Et ça faisait moins mal. Écrire, c'est nommer les choses, et trouver les mots pour nommer les choses, c'est s'en délester. Étrange alchimie.

C'est ce que j'ai pensé après avoir vu le show de Guillaume Wagner, l'humoriste. Oui, il maîtrise la scène comme un fauve. Oui, il sait faire rire, serait-ce jaune. Mais ce qui m'impressionne, ce sont ses mots. Ce garçon sait écrire. Sur scène, il dit le monde, comme on fesse dans un sac de sable. Et il écrit pour se délester.

***

Quand des gens me voient écrire, ils trouvent que je frappe fort sur mon clavier. Ils s'en étonnent. Pas moi: écrire, c'est ma façon de fesser. Sinon, à quoi bon?

Je ne fais qu'écrire des chroniques dans La Presse, ce n'est pas de la littérature, c'est juste le jingle qui accompagne l'actualité. Mais je partage la même certitude arrogante de tous ceux qui écrivent, dans la vie: écrire, c'est dire le monde. Et écrire des chroniques dans La Presse, c'est être le roi du pétrole...

Mon boss m'a déjà dit qu'il était sûr que je quitterais un jour le journal pour faire de la TV à temps plein.

Je suis le roi du pétrole, boss. Les rois n'abdiquent pas, on leur coupe la tête.

***

Écrivais-tu, jeune?

C'est ce que j'ai demandé à Émile, par courriel, hier.

«J'ai commencé à écrire des poèmes et des histoires dès que j'ai su écrire. De ce fait, j'ai arrêté de dessiner...»

Ça t'a aidé? ai-je demandé. J'ai demandé parce que je sais qu'il y a eu quelques monstres dans sa jeunesse...

«Ça a été mon hockey à moi. Un défouloir. Une façon de m'agripper au monde. Mais ton tourment devient une nature première transformable en beauté potentielle...»

C'est le secret de ceux qui écrivent, que ce soit pour consommation publique ou pour des calepins qui iront mourir dans des tiroirs de commodes. Nous écrivons pour ne pas penser au néant, le néant sous notre capot.

Puck étourdie cherche filet désert, comme le chante si bien Émile.