Un jour, c'est arrivé à mon insu. Le petit m'a dit qu'il descendait dans la ruelle et je n'ai même pas réalisé que ça ne m'inquiétait plus. Il avait grandi, c'est con mais ça me rassurait, ça me rassurait d'une façon aussi irrationnelle que quand j'imaginais les pires scénarios parce qu'il était tout petit, avant. J'ai continué à ouvrir la porte, mais ce n'était plus pour entendre d'hypothétiques cris de détresse, c'était pour entendre ce qui est peut-être un des trois plus beaux sons du monde: celui des enfants qui jouent.

Au début, tout petit, il jouait avec les voisins immédiats, avec Isis, avec l'autre Zach, avec Guillaume et Marie-Pierre. Les enfants des deux bouts de la ruelle, on les voyait au loin, très loin, ouf, à au moins 150 mètres de notre milieu de ruelle...Le bout de la ruelle, quand t'es tout petit: aussi bien dire le bout de la Terre.

Et encore là, c'est survenu sans que je m'en rende compte: non seulement il s'est mis à jouer avec les ti-culs des deux bouts de la ruelle, et à aller au bout de la ruelle, mais les Mathieu, Thomas, Romain et Anaïs étaient soudainement dans mon salon à regarder Les Simpson en mangeant des Doritos.

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J'ai grandi à Laval, loin de la ville monstrueuse.

La «ville monstrueuse», pardon, je dois vous donner le contexte, ce n'est pas mon expression, c'est celle de Gil Courtemanche, le regretté journaliste, qui a pondu un reportage radio-canadien sur Laval, jadis-naguère. Posant sa caméra et ses mots sur un des quartiers où j'ai grandi, autour du carrefour Labelle-du Souvenir, Courtemanche a déconstruit l'idéal de la banlieue avec la brutalité lucide qui était la sienne: «C'est bien connu, disait-il ironiquement, la banlieue est un milieu plus humain, où la famille qui économise peut enfin s'épanouir loin de la ville monstrueuse...»

J'avais 1 an quand Courtemanche a commis ce reportage-éditorial, c'était en 1973, mais il se moquait d'un esprit qui a bercé mon enfance: nos parents nous décrivaient Montréal comme une ville laide et dangereuse, où vivaient évidemment des enfants, mais ces enfants avaient des parents qui rêvaient de vivre à Laval, loin de la ville monstrueuse...

Je sais que c'est encore le cas, je sais que des parents quittent Montréal en se disant qu'on ne peut pas y élever des enfants, que la «qualité de vie» des enfants passe forcément par 4000 pieds carrés de gazon agrémentés d'une piscine et d'un kit d'outdooring.

Une qualité de vie qui se gagne en pestant dans le trafic - elle dans son Acura blanche, lui dans son Jeep Cherokee bleu marine - parce que la job est à Montréal.

Je ne critique pas la banlieue, je dis juste qu'il y a de la vie, de la vie tout court, à Montréal. Je dis que les enfants se sacrent du gazon et qu'ils n'ont aucune idée de ce qu'est la qualité de vie parce qu'au fond, les enfants veulent surtout la compagnie d'autres enfants.

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C'est dans la ruelle que l'héritier a commencé à tripper sur le hockey comme un fou, dans la ruelle que je lui shootais des balles gelées à 6h30 du matin, avant l'école, l'hiver passé, par -15 °C. Il imitait Carey Price.

Puis, le printemps venu, tous les ti-culs de la ruelle - et leurs pères - jouaient des matchs endiablés sous le lampadaire. Des fois, les mères apportaient leur coupe de vin pour regarder le meilleur spectacle en ville. Mon fils imitait désormais Jonathan Quick (c'est le gardien des Kings de Los Angeles).

Un jour de la fin du printemps, il a demandé la permission d'aller seul plus loin que le bout de la Terre. Au parc. J'ai dit oui, en cachant mon inquiétude.

Il y est allé.

Et soudainement, le bout de la ruelle n'était plus que ça, le bout de la ruelle.

Et quand j'y repense, c'est peut-être là qu'il a commencé à devenir grand, qu'il a commencé à se détacher de moi. À se rapprocher de ce moment où il n'aura plus peur de l'univers qui se cache au-delà de la ruelle, du quartier, de la ville, le moment où les peurs seront surtout intérieures. Je vais rater ce moment-là, c'est sûr, je n'en aurai pas conscience quand il passera. Ces moments-là, c'est comme la vie: tu en as conscience quand tu regardes dans le rétroviseur.

Tout ça pour vous dire que nous avons quitté notre ruelle, cet été. C'est dans cette ruelle qu'il a gagné son autonomie, qu'il a commencé à embrasser le monde. Tout ça pour vous dire qu'il y a, à la minute même où vous finissez de lire cette chronique, mille petits commencements invisibles et pourtant aussi vrais que le fleuve, qui surviennent dans les ruelles de cette ville pas si monstrueuse.