Sans l'émission Enquête de Radio-Canada, il n'y aurait pas de commission d'enquête présidée par France Charbonneau. C'est aussi simple que cela.

C'est Enquête qui a allumé la mèche, qui a provoqué la réaction en chaîne qui a abouti à la création de cette commission d'enquête. Oui, La Presse et Le Devoir ont immensément contribué à dessiner les contours de toutes ces crosses municipales et provinciales. Mais c'est Enquête qui a commencé.

Les révélations de Ken Pereira, les frasques de Jocelyn Dupuis, le bateau d'Accurso: c'est Alain Gravel, Marie-Maude Denis et l'équipe de l'émission qui ont lancé les premières salves. Et ils n'ont jamais lâché la pression, avec des reportages percutants, documentés, imparables.

La preuve: c'est un reportage d'Enquête qui a déclenché l'enquête de l'UPAC sur le rôle du cabinet de Nathalie Normandeau dans l'attribution d'une subvention de 11 millions de dollars à la Ville de Boisbriand.

Ce n'est pas faire une injustice aux autres contenus de la boîte que de dire qu'Enquête symbolise à merveille le meilleur du service public qu'est Radio-Canada.

C'est pour ça que la nouvelle des coupes à Enquête est parfaitement troublante. Un poste de réalisateur, trois postes de journaliste seront abolis, dans la foulée des compressions annoncées il y a quelques semaines.

Alain Gravel l'a annoncé, mercredi, sur son compte Twitter. Depuis, les témoignages d'indignation et d'appui fusent.

«Ce qu'on va mettre en ondes sera de la même qualité qu'avant, m'a expliqué Alain Gravel, hier. Mais c'est peut-être la quantité de reportages qui va en souffrir. On risque de devoir mettre plus de reprises, plus d'adaptations de l'émission The Fifth Estate, par exemple.»

Sidérant. On a besoin de plus d'enquêtes d'Enquête. Pas moins.

Pourtant, le 10 avril, le PDG de Radio-Canada, Hubert Lacroix, avait déclaré à l'émission 24 heures en 60 minutes, au sujet des émissions comme Enquête: «Elles sont au coeur de notre mandat, elles ne seront pas affectées, on les conserve.»

Eh bien, c'est faux: Enquête sera touchée.

"*

C'est long et fastidieux, l'enquête journalistique. Un exemple: avant même de diffuser un seul reportage sur la corruption et la collusion dans l'industrie de la construction en 2009, dit Gravel, Marie-Maude Denis et lui ont exploré le milieu pendant trois mois, «sans kodak», afin de comprendre les enjeux et de gagner la confiance des sources.

«Pourrait-on faire ça aujourd'hui? J'espère que oui», dit Alain Gravel.

Mais je dois dire que le ton du journaliste n'était pas très convaincu, hier, au téléphone.

Radio-Canada n'aura pas plus de fric d'Ottawa. Je le sais, vous le savez, les artisans de Radio-Canada le savent. Dans ces circonstances, c'est étonnant de constater que la société d'État ne se pose pas certaines questions douloureuses.

Que doit faire Radio-Canada?

Que ne doit PAS faire Radio-Canada?

Dans quoi Radio-Canada excelle-t-elle?

Dans quoi Radio-Canada fait-elle comme les autres?

Ces questions reviennent sur le tapis, au fil des compressions, au fil des années. Mais quand je vois Enquête se faire amputer, force est de constater que les boss de Radio-Canada n'ont pas de réponses.

Au lieu de ça, on sabre un peu partout, tout le monde égal ou presque. Enquête, sur le même pied que Cap sur l'été.

Barrette et les icebergs

Il y a 18 mois, j'ai jasé avec un politicien. Sujet: le système de santé. Voici ce qu'il m'en a dit: «Le système est comme une mer polaire. Tu ne sais jamais d'où les icebergs vont venir. Les icebergs, ce sont les groupes de pression. Quand tu veux régler un problème comme les urgences, faut que tu parles aux établissements. Aux deux fédérations médicales, en se souvenant qu'il n'y a aucun lien hiérarchique entre le ministre et les médecins: les gens pensent que le ministre peut dire à tel médecin «Tu vas aller faire ça...» Mais c'est faux.

«Et il y a les syndicats dans les hôpitaux, dès qu'on touche à l'organisation du travail. Donc, il faut toujours jongler, faire l'équilibre entre ces groupes-là. Ces groupes sont présents partout ailleurs, mais au Québec, je dirais qu'ils sont plus...»

Mon interlocuteur s'est mis à chercher le bon mot...

J'ai suggéré «militants». Il ne l'a pas adopté, mais il a poursuivi, diplomate:

«... Ils ont plus une logique de confrontation, chez nous. La logique consensuelle est peut-être mieux accomplie ailleurs. C'est pour ça que c'est plus difficile de réunir tout le monde autour de la table, pour arriver à une solution commune à un problème. Comme les urgences: c'est un problème multi, multi, multifactoriel. C'est pas UNE affaire! Ça me fait toujours sourire quand on «découvre» que c'est tel problème (qui accroche) dans les urgences! C'est un jeu de dominos: tu bouges un truc, tu en fais bouger un autre...»

C'est Philippe Couillard qui m'a dit tout ça, il y a 18 mois, quand il briguait la direction du PLQ.

Ce sera intéressant de voir Gaétan Barrette, notre nouveau ministre de la Santé, naviguer avec doigté et diplomatie dans cette mer polaire. On sait ce qui arrive aux capitaines qui croient que leur navire est insubmersible.