Trois jours après l'incendie qui a fait une trentaine de morts et de disparus à la Résidence du Havre, on savait que cette messe serait autant une cérémonie religieuse qu'une catharsis collective. Sur le coup de 14h, dans l'église de L'Isle-Verte bondée, la messe a commencé.

Tout le village était là. Quelques députés, aussi. La première ministre Marois. Le chef libéral Couillard. Les journalistes étaient tolérés, à condition de respecter une seule consigne: vous ne prenez pas d'images.

On nous avait donc annoncé quatre orateurs. Tour à tour, ils sont allés au micro pour tenter de mettre des mots sur l'indicible, sur ce 23 janvier infernal, sur ces âmes carbonisées.

La mairesse Ursule Thériault, d'abord, y est allée d'un discours très imagé. «Je voudrais que ce vent soudain souffle pour cueillir des nuées de douceur pour les semer sur vous tous qui avez perdu des êtres chers...»

Le député Jean D'Amours, sur place le matin suivant la tragédie: «Je n'oublierai jamais ces regards désemparés et ces silences, ces silences tellement lourds...»

Lucie Bérubé, petite-fille de la victime Marie-Lauréat Dubé et infirmière du CLSC situé dans la Résidence du Havre, a livré un témoignage passionné et touchant: «J'étais tellement fière de l'entendre dire, dans la salle d'attente: «L'infirmière, c'est ma petite-fille!» »

Elle a vanté le professionnalisme et l'affection qui caractérisaient les propriétaires de la résidence, Roch Bernier et Irène Plante. «Tous s'adressaient aux résidants avec respect, patience et compassion.»

On l'a ovationnée, sa dernière parole prononcée.

Finalement, François Fillion, conseiller municipal, a parlé de la bravoure de son village et de «la vie qui ne tient qu'à la ficelle du hasard».

Le compte était bon, quatre orateurs.

La messe du père Frigon pouvait commencer.

Mais - surprise - la maîtresse de cérémonie a annoncé sans formalité qu'une cinquième personne allait prendre la parole.

«Roch Bernier», a-t-elle sobrement dit.

Pardonnez le cliché, mais ce coup-là, c'est la seule façon de le dire: un frisson a parcouru l'église.

Derrière moi, deux dames se sont exclamées:

- Le propriétaire de la résidence!

- Ça doit tellement pas être facile pour lui...

Devant moi, une jeune maman s'est levée et s'est mise à applaudir. Et je jurerais sur la Bible que c'est elle qui fut la première à se lever dans cette majestueuse église...

Trois secondes plus tard, du jubé au choeur, tout le monde était soudainement sur ses pieds, à faire trembler l'église d'applaudissements soutenus.

Ovation.

Émotion.

Ces applaudissements? La trame sonore d'une certaine solidarité.

Cette réaction est parfaitement synchro avec le sentiment général qui prévaut à l'égard de M. Bernier et d'Irène Plante, copropriétaires de la Résidence du Havre. L'Isle-Verte refuse de lancer des roches à M. Bernier et à Mme Plante.

On vous le dira souvent, ici: la Résidence était bien tenue, propre, sécuritaire. Les vieux y étaient bien traités, c'était connu. Et on s'en souvient.

Ça explique l'ovation. Ça explique surtout que Roch Bernier ne soit pas traité ici comme Ed Burkhardt le fut à Lac-Mégantic...

Roch Bernier, muet depuis le drame du 23 janvier, a donc commencé son discours d'une voix lente.

«Je suis ici le coeur rempli d'émotions et en même temps avec une souffrance énorme. Ma première pensée est pour nos disparus. C'étaient les nôtres. On les appelait nos résidants. C'est notre famille.»

Il a parlé de la fragilité des personnes âgées, du coeur d'or des employés, de l'obligation «de trouver la force de passer au travers». Il a évoqué sa copropriétaire, qui oeuvrait auprès des résidents du Havre.

«Il y a une dame super importante, Mme Irène Plante...»

Il n'a pas pu continuer. La foule l'a interrompu avec des applaudissements.

«... Irène Plante est la personne exceptionnelle qui a donné des soins depuis 15 ans à tous les aînés... Tout le monde connaît «Madame Irène». Il y avait une profondeur d'âme et de soins qui était donnée à nos gens car il y avait de l'amour. Quand c'est fait avec amour, ça amène le plus grand respect de l'un envers l'autre.»

Une trentaine de morts et de disparus, ça fesse, ça interpelle. Et depuis l'incendie, c'est le Québec entier qui cherche à en identifier la cause.

Chercher la cause, bien sûr, c'est en banlieue de chercher un coupable...

Ce vieux qui fumait peut-être en cachette sous sa couette?

Ce Code du bâtiment si chiche sur les gicleurs?

Roch Bernier n'a rien abordé de tout ça. Enfin, pas directement. En demi-teintes, genre: «Dans la vie, on a chacun un mandat particulier. C'est comme ça qu'on avance, qu'on bâtit. Ce n'est pas en détruisant l'un et l'autre. Ne blâmons pas les uns et les autres.»

Après la cérémonie, dans un froid polaire, M. Bernier s'est plié à un point de presse impromptu. Nous devions bien être cinquante à l'attendre, dans une demi-lune frigorifiée, sur le parvis de l'église, avec nos enregistreurs, micros et caméras en guise d'épées tendues.

Je me suis retourné quand il sortait de l'église. Le pas lent, l'air groggy. Un homme brisé, assurément. Il est passé devant moi et le demi-cercle de toréadors du journalisme s'est refermé sur Roch Bernier, au nom du droit sacré du public à l'information.

Avec le vent gelé venu du fleuve, je n'ai pas pu entendre sa courte déclaration. Je voyais tout juste sa tonsure, de l'arrière de la mêlée.

Puis, il y a eu du brouhaha, le bruit des questions lancées à la volée par mes camarades, questions qui allaient demeurer sans réponse. Le demi-cercle soudain s'est rouvert quand un type corpulent a tiré M. Bernier par le bras, pour l'accompagner vers une voiture qui l'attendait...

À ce moment-là, j'ai un peu haï mon métier. À ce moment-là, j'ai oublié le froid momentanément, tout à une pensée qui m'a frappé quand Roch Bernier est monté dans l'auto, le poids de toutes ces morts invisibles pesant lourdement sur ses épaules...

Pauvre, pauvre homme.