Le saviez-vous? La police a tué quelqu'un, dans une manif, la semaine dernière. Sur Facebook et sur Twitter, l'histoire est devenue virale, le symbole d'une certaine brutalité policière. Le premier mort du printemps érable.

Mais bon, personne n'en parle. Surtout pas les médias.

Trop sensible, trop hot, trop délicat.

Comment je le sais?

Je l'ai lu sur le web.

Ce week-end, le témoignage de quelqu'un (qui?) racontant tenir d'un urgentologue (non identifié, bien sûr) que l'homme battu par les policiers était maintenu en vie artificiellement à l'hôpital Saint-Luc (à Sacré-Coeur, selon une autre version) s'est mis à circuler furieusement. Non, en fait, selon d'autres internautes, il était bel et bien mort, ce week-end. Ou paralysé, on ne sait trop, sa moelle épinière ayant été brisée pendant l'arrestation musclée...

D'ailleurs, il y a une photo du type. Une photo de La Presse. Horrible: le gars est en sang, inanimé, entouré de policiers et d'ambulanciers.

Évidemment, aussi coupables que les flics dans les commentaires relayant cette histoire, selon les messages reçus: les médias.

Mais si, les médias! Les médias qui, on-le-sait-ben, ont choisi de taire cette histoire pour protéger la police. Mais bon, selon une autre version, les médias n'ont rien choisi: les flics ont ordonné aux journalistes de se taire. On a écouté, bien sûr...

Mais, vous entends-je me demander, la famille du type, elle ne proteste pas? Elle n'appelle pas J.E.?

Mais non! Le type n'a pas de famille! Il n'y a donc personne pour protester pour lui, pour s'indigner en première page du journal, comme Richard Barnabé, comme Fredy Villanueva.

Comment je le sais?

Je le sais parce que c'est écrit sur le web, c'est écrit dans les 17 millions de messages que j'ai reçus ce week-end relayant cette histoire devenue virale...

Dans ces 17 millions de messages qui me traitent de salaud parce que je cache, moi et mes salopards de collègues journalistes, cette information capitale.

Sauf que je ne cache rien. Mes collègues non plus.

Car le martyr, La Presse l'a cherché. La Presse le cherche encore! Imitée, sans doute, par d'autres médias montréalais. Sans trahir de secret d'entreprise, disons que nous déployons des trésors de ressources et d'imagination pour le trouver, le fantôme...

Tous les canaux réguliers par lesquels on vérifie d'ordinaire assez facilement l'authenticité de ce genre d'histoire - les hôpitaux, Urgences-santé, amis, famille, témoins oculaires, etc. - restent muets, cette fois-ci.

Pourquoi? Il y a deux façons de voir ça.

Primo, il y a une conspiration du silence. Quelqu'un, quelque part, ne veut pas que l'histoire du martyr fantôme sorte.

Deuzio, l'histoire du martyr fantôme est une légende urbaine.

C'est ce que je crois: le gars n'est ni mort ni dans le coma.

Il y a, dans cette histoire, tous les ingrédients classiques de la légende urbaine. D'abord, le narrateur impossible à retracer. Ensuite, le témoin à la crédibilité en béton (l'urgentologue). Et, bien sûr, ce détail (commode): le gars n'a pas de famille...

On peut blâmer Twitter. On peut blâmer Facebook. Mais la légende urbaine a toujours existé: les médias sociaux ne font qu'accélérer un trait de la nature humaine, celui qui essaie de comprendre un monde complexe en tordant les faits par le cou.

Le Journal of American Folklore analyse ces jours-ci les légendes urbaines qui ont suivi le désastre de Katrina, à La Nouvelle-Orléans, en 2005. Les légendes les plus perturbatrices aux yeux des gens, nous apprend l'article, sont celles qui offrent le plus grand défi à leur idée de ce qu'est l'ordre.

En ce printemps de désordre, en ce printemps où les matraques fessent parfois sans discernement, où les boules de billard volent, il n'est pas étonnant que les légendes urbaines fusent...

«Le rôle de ces élucubrations est de créer des histoires qui rendent vrais des événements qui défient notre sens de la justice et de la normalité, écrit le professeur Carl Lindahl. Les légendes urbaines basées sur des désastres ne rapportent peut-être pas les faits, mais elles constituent notre façon de dire comment nous nous sentons, et d'adapter les événements à nos convictions.»

Qu'un tas de faits avérés soient suffisants pour nous occuper longtemps n'y change rien: 17 millions de personnes aimeraient que cette histoire de martyr fantôme, tué dans le plus grand secret par les flics, soit vraie. Parce que notre sens de la normalité est défié...

C'est ça, le hic: en ce printemps troublant, les faits et les croyances sont au corps à corps, dans une danse macabre. À la fois causes et symptômes du délire ambiant.

Quant à l'homme sur la photo, il serait gentil de bien vouloir se manifester. Sa véritable histoire est sûrement intéressante, elle aussi.