«Les élèves ont un manque criant de culture. Ils lisent de moins en moins. Comme prof, il faut demeurer dans le présent, il ne faut pas aller trop loin dans le passé. Ce qui ne touche pas ce qu'ils sont, ce qu'ils font, ne les intéresse pas.»

Je vous présente Rémi Robert. Je l'ai connu il y a quelques semaines, quand il m'a invité à donner une conférence sur le métier de journaliste à ses élèves, au cégep de Granby, où il enseigne la philosophie.

À un moment donné, je ne sais plus trop pourquoi, j'évoque le conte de Hans Christian Andersen, Les habits neufs de l'empereur. Je leur parle du petit garçon qui crie que le roi est nu, seul à le faire, quand le roi défile dans la rue devant ses sujets...

Aucune réaction. J'ai tenté de stimuler leur mémoire:

«Mais oui, vous savez! Le roi est nu! Le conte d'Andersen! Les tisserands qui fabriquent pour le roi une toge que seuls les imbéciles ne peuvent pas voir...»

Pas de son, pas d'image. Ils ne savaient pas de quoi je parlais.

J'ai donc dû expliquer le conte, grossièrement, avant de poursuivre. Évidemment, je me sentais nono comme un gars qui doit expliquer le punch de sa blague. Le discours a été suivi d'une période d'échange où les élèves se sont montrés vifs, allumés. Pas cons, pas du tout.

Je suis revenu à Montréal en traînant le malaise qui m'affligeait depuis que j'avais quitté la classe: voici 25 cégépiens qui, en 2010, ne connaissent pas un conte simple, divertissant et éloquent sur le pouvoir et la manipulation. On ne parle pas, ici, d'une légende ouïgoure transmise par tradition orale. On parle d'un conte si connu que la phrase «le roi est nu», qui n'est pas dans la version originale du conte, s'est infiltrée dans la culture populaire pour désigner une sorte de vérité que personne n'ose nommer. Si connu que Disney en a fait une histoire avec Mickey Mouse.

Depuis ma visite au cégep de Granby, je suis hanté par ce trou dans la culture de ces élèves. Je demande à tout le monde, dans mon entourage, ce que ce trou signifie.

L'Occident est-il au bord du précipice?

Ai-je atteint ce jalon qui signifie qu'on est vieux: on trouve que les jeunes sont un peu incultes?

Et, surtout: est-ce... important?

La semaine passée, j'ai rappelé Rémi Robert, le prof. Il n'avait pas oublié ce trou dans la culture de ses élèves, trou dans lequel j'étais tombé. Les premiers mots de sa réponse coiffent cette chronique.

Rémi jette le blâme sur la réforme: «Ces élèves, ce sont des enfants de la réforme. Ce que je reproche à la réforme, c'est l'approche collective. On se met en groupe, on lève la main, on intervient. C'est de l'opinion, faut que ça sorte! Mais en philo, au collégial, l'opinion n'existe pas. C'est l'argumentation qui compte. On les ramène à eux. Ils ne peuvent pas réagir à l'opinion du voisin.»

Il blâme ce monstre qui fait peur à ses élèves: la lecture. «Quand je leur dis qu'il faut lire un livre, leur réaction est celle-ci: Oh! c'est long! Un livre, c'est pas stimulant.»

Il blâme, justement, l'hyperstimulation de l'époque: «J'ai commencé à enseigner il y a sept ans. La différence? Il n'y avait pas Facebook, avant. Il n'y avait pas Twitter. Seulement MSN. Il y avait moins d'interactivité. La culture livresque était un peu plus présente. Aujourd'hui, à moins de les forcer à aller à la bibliothèque, leurs sources vont être Wikipédia, MSN Encarta, à coups de copier-coller...»

Est-ce si grave que ces cégépiens, à la fin, ignorent tout des Habits neufs? Pour leur prof de philo, c'est clair: «Oui, c'est grave. On forme des citoyens ou des techniciens? On forme des automates qui accomplissent des tâches sans se poser de question? Des gens qui se laissent pousser par le vent?»

Quand je pense à ce trou dans lequel je suis tombé à Granby, je pense à deux trucs: un livre et une chanson qui appellent deux questions.

Primo, un passage de L'année de la pensée magique, de l'Américaine Joan Didion, sur l'importance des livres quand la vie vous fesse dessus: «Quand les temps sont difficiles, m'avait-on enseigné depuis toute petite, va aux textes. Savoir, c'était contrôler.»

Question: quand on ne sait pas, qu'est-ce qu'on contrôle?

Deuzio, un bout de Ready to Start, sur le dernier disque d'Arcade Fire, qui évoque Les habits neufs de l'empereur: «Tous les enfants savent que l'empereur ne porte pas de vêtements. Mais ils s'inclinent quand même devant lui; c'est plus facile que d'être seul...»

Question: a-t-on formé une génération qui va s'incliner devant les rois?

LE BONHEUR S'ACHÈTE - Scoop: j'ai récemment découvert que, oui, le bonheur s'achète. Il est dans le pétrole, l'éolien, le transport maritime: Bonheur est une société norvégienne dont la capitalisation boursière s'élève à 900 millions de dollars. On peut acheter du Bonheur en tranches: 26$ l'action, à la Bourse d'Oslo. Mais je crois qu'il faut payer en couronnes norvégiennes. Rien n'est parfait.