Gila Weiss venait d'arriver en Israël, ou presque. C'était en 2002. À 30 ans, elle a décidé de venir faire sa vie en Israël. La grande aventure juive, pour elle aussi.

Un soir d'avril 2002, Gila attendait l'autobus, rue Jaffa, à Jérusalem. Une femme enceinte se pointe à l'arrêt d'autobus. Sauf que ce n'est pas une femme enceinte. Cette bosse dans le ventre n'est pas un bébé.

 

Boum.

Six morts, plus de 100 blessés. Un des quelque 40 attentats suicide en Israël, en 2002.

Mais bon, gardez votre pitié: Gila Weiss n'en veut pas.

«Je veux pas être une pauvre, triste, héroïque victime de la terreur!»

Pour une fille qui, à l'hôpital, fut identifiée par la couleur du vernis sur ses ongles d'orteil, tant elle saignait, Gila Weiss fait preuve d'une bonté pas possible envers les Palestiniens. Ce n'est pas qu'elle n'a pas été secouée.

«Je devrais être plus amère, vous pensez? Je ne peux pas ignorer ce qui est arrivé. Je sépare la blessure de ce qui l'a causée, tu comprends?»

Gila Weiss tient un blogue 1 à la fois drôle et touchant; incisif et inspirant sur sa vie de victime-de-la-terreur. Les chiffres, c'est sa job. Les mots, c'est sa passion. Ça paraît dans son blogue. «Je voudrais écrire comme Sayad Kashua. Tu le connais? Il est journaliste au Haaretz. Kashua, avec un K.»

Elle n'a aucune animosité envers «les Arabes», comme on appelle ici les Palestiniens. Pas d'amour non plus, remarquez. «Je veux croire qu'on peut vivre côte à côte. Ça ne veut pas dire que nous allons être amis. Ça veut juste dire qu'on devrait pouvoir vivre sans se tirer dessus.»

Je rencontre Gila Weiss, qui travaille en comptabilité, dans un café de la rue Emek Refaim. Restos, librairies, cafés, jeunes branchés. Le café est minuscule, microscopique et ce n'est pas un hasard: «Aucun kamikaze qui se respecte ne tenterait de se faire sauter ici!» m'a lancé Gila quand elle m'y a donné rendez-vous.

C'est aussi la rue du Cafe Hillel, dont je vous parlais hier, le café où le kamikaze de mon papier s'est fait sauter. C'était un an après l'attentat qui a blessé Gila. Il se trouve qu'elle a entendu Ramez Fahmi se faire exploser. Le monde est fou, mais le monde est p'tit.

Rufus Wainright chante une chanson de Leonard Cohen pendant que Gila me raconte son histoire... «Everybody knows its coming apart, take one last look at this sacred heart, before it blows...» Et je me dis que les employés du café ont le chic pour trouver une trame sonore qui colle parfaitement au pathos de cette ville, de ce pays, de cette région...

Puis, Gila a mis le doigt sur un truc qui me chicotait, depuis quelques jours. Elle a commencé par me dire qu'ici, Israéliens ou musulmans, tout le monde aime les drames, tout le monde est une «drama queen». Des deux bords du mur.

«Beaucoup de gens se nourrissent du conflit; de la victimisation générale. Beaucoup de gens vivent de ce conflit. Ici. En Palestine. Tout le monde aspire à se sentir comme partie prenante de quelque chose de grand.»

Gila me raconte que quelques mois après l'attentat, elle a été invitée à un week-end pour les victimes-de-la-terreur. Au menu: conférences, témoignages, ateliers artistiques d'expression de son ça, etc, etc.

«Eh bien, il y avait plus de bénévoles que de victimes! On me parlait comme si j'avais 3 ans et demi! Vous comprenez ce que je veux dire? Tout ce que je faisais, tout ce que je disais, était mer-veil-leux!»

Pendant l'atelier artistique, les victimes-de-la-terreur étaient filmées, sous l'oeil attendri et humide des bénévoles, raconte Gila. «Bien sûr, le film, c'était pour solliciter des fonds à des donneurs de cette organisation pro-victimes, aux États-Unis. Je me sentais comme une figurante dans un film.»

Ce fut, dit-elle, «mon dernier week-end de pauvre, triste et héroïque victime-de-la-terreur».

Je ne dis pas - surtout pas! - que le conflit israélo-palestinien est causé par des gens qui carburent au pathos, le drame et la saga historique en temps réel. Sauf que oui, il y en a, des deux bords - j'en ai rencontré - qui se nourrissent de ce bordel. Qui, malgré l'horreur, semblent se plaire dans la mécanique de la peur et du combat perpétuels.

Après avoir frôlé la mort, Gila Weiss a assisté à des séances de thérapie de groupe, avec des Palestiniens qui avaient frayé dans des groupes terroristes. Une sorte de forum où hommes et femmes de bonne volonté peuvent échanger, quoi.

Résultat? Bof.

«Une partie de moi a apprécié: j'ai fait quelque chose de constructif. Mais je ne sais pas à quel point c'est utile.»

Surtout que les séances se sont un peu transformées en festival de «l'oeuf ou de la poule», comme c'est si souvent le cas, dans cette lutte millénaire entre juifs et musulmans de la Terre sainte. T'as commencé; non, c'est toi; non, toi...

«Par exemple, on a parlé du mur de séparation. Les Palestiniens nous reprochaient: Vous avez construit un mur! Alors nous, on leur a remis sur le nez qu'ils lançaient des pierres sur les voitures, qu'ils venaient se faire exploser chez nous... Ils répliquaient en disant: Vous devez briser ce mur, il nous empoisonne l'existence! Je leur ai demandé ce qu'ils allaient faire pour assurer ma sécurité.»

Bref, le dialogue de sourds. La poule ou l'oeuf, toujours. «Le cercle vicieux», comme dit Gila.

Je ne sais pas trop comment terminer cette chronique et cette série en provenance d'Israël/Palestine. Mais tantôt, j'ai ramassé le journal Haaretz. Je suis tombé sur la chronique de ce Kashua dont me parlait Gila, un Arabe israélien.

Je lui pique ses mots, puisque je n'en trouve pas:

«Parfois, je rêve d'habiter un pays de pleutres et de perdants. Un pays où tout le monde a l'air si délabré que cela dissuade même les plus cruels meurtriers de leur couper la gorge. Ce pays s'appelle ''Pardon''«, son hymne national est une ritournelle d'enfants et son drapeau est blanc.»

Shalom, salam.

1. myshrapnel.blogspot.com/