On arrive à Rentis par une route sinueuse, la 465, qui donne une vue imprenable sur des oliviers qui poussent à flancs de montagne. En bordure de la 465, quelques colonies juives enclavées par des murs coiffés de barbelés.

Ça explique le poste de contrôle et le soldat israélien qui pointe son arme sur les véhicules qui passent, quelques kilomètres avant Rentis.

Rentis, c'est un point sur la carte, à l'est de Tel-Aviv. Dans la Bible, Rentis est Arimathie, le village du Joseph qui détache le Christ de la croix avant de mettre son corps dans son tombeau.

Village assez laid. Rues de terre, flanquées de murets en pierre et de cactus. Maisons de béton, parfois abandonnées, souvent pas terminées. Le minaret de la mosquée surplombe la ville. En route vers la maison de la famille Fahmi, nous croisons un ado sur un âne et des petites filles en jean et hijab.

Nous trouvons enfin la maison des Fahmi, où habite la famille de Ramez Fahmi, 22 ans, qui s'est fait exploser dans un café de Jérusalem, le 9 septembre 2003, téléguidé par le Hamas.

La mère de Ramez Fahmi, Ghalyah, longue robe de velours verte, hijab brun, m'accueille dans son salon. Au mur, des photos de son fils, « un martyr », pour les Fahmi. À côté d'elle, son plus jeune fils, Saeb, 22 ans.

Saeb, qui a l'air d'un grand ado, avec son gros chandail à capuchon et sa casquette Adidas : «Je suis fier de mon frère. Ce qu'il a fait est admirable. Il a pris sa vengeance. Il s'est vengé d'Israël, il s'est vengé de la mort de mon oncle et de mon cousin.»

L'oncle est mort en 1985, dit Saeb, tué par Israël au Liban, où il était membre de l'OLP. Le cousin est mort en 2001, tué «sans raison» par des soldats, à un barrage israélien, selon le jeune homme.

Ghalyah parle peu, elle laisse son fils me raconter l'histoire de Ramez, qui me toise de ce portrait cloué au mur, entouré de fleurs de plastique lugubres, au-dessus de Saeb.

«Il a tué entre huit et dix personnes», dit fièrement Saeb.

C'est inexact. Sept personnes ont été tuées quand Ramez Fahmi s'est fait exploser.

****************

Dans les années 1990 et 2000, le Hamas a commandité des dizaines d'attaques suicide en Israël, faisant environ 500 morts. Le mode d'opération est simple : le kamikaze enfile une veste faite d'explosifs, de la dynamite ou du C4 ; il met un manteau ou un chandail ample et se fait exploser dans un lieu achalandé. Généralement, un bus ou un restaurant. Coût de l'équipement utilisé pour fabriquer la bombe : autour de 150 $.

Effet: maximal.

La peur des kamikazes a poussé Israël à isoler les Palestiniens en Cisjordanie, construisant le fameux mur de séparation entre les territoires israéliens et palestiniens. Jugé illégal par la Cour internationale de justice, ce mur restreint sévèrement la circulation des personnes et des biens. Coûts du mur: 3 milliards. Et il n'est pas terminé.

Bizarrement, quand un kamikaze se fait sauter, ce ne sont pas les explosifs qui causent le plus de dommage. C'est le shrapnel expulsé par l'explosion. Shrapnel: autour des explosifs, les artificiers du Hamas disposent de petites billes d'acier, des boulons, des clous.

Quand le kamikaze se fait sauter, ces composantes sont expulsées dans toutes les directions, devenant des projectiles meurtriers. C'est ce qui tue la majorité des passagers de bus et de clients de restaurants qui croisent le chemin d'un kamikaze palestinien.

Évidemment, la déflagration ne laisse aucune chance au kamikaze. Aucune: la tête de Ramez Fahmi a été retrouvée au milieu de la rue Emek Refaim.

****************

Ramez Fahmi, à 23 h 20, le 9 septembre 2003, a tenté d'entrer dans une pizzeria. Suspicieux, le gardien de sécurité - beaucoup d'endroits publics comme des restaurants, en Israël, en ont - de la pizzeria lui en a interdit l'accès.

Le gardien du Cafe Hillel, juste à côté, a bien tenté d'empêcher Fahmi d'entrer. Le kamikaze de Rentis a eu à peine le temps de faire quelques pas dans le café. Ce fut suffisant.

Je dis à Saeb que son frère a tué des civils, volontairement. Que c'est inhumain et immoral.

Il me répond que ce qui est inhumain, c'est une armée qui tue des enfants.

Ici, le départage des responsabilités, c'est comme des poupées russes.

- Pourquoi n'a-t-il pas ciblé des soldats, Saeb ?

- Tous les Israéliens servent dans l'armée. Ce n'est pas une société civile, c'est une société militaire. Ce sont tous des occupants. Ils occupent nos terres. Regardez Gaza. Ce sont des civils qui ont été rappelés par l'armée, non ?

Ghalyah, la mère, est arrivée avec un plateau de thé. Délicieux. Les Palestiniens savent vraiment faire du thé. Il m'est passé par la tête que je prenais le thé avec des gens pour qui il est parfaitement normal, justifié et moral - «admirable», dans les mots de Saeb - de tuer des innocents qui prennent un café, un mardi soir.

C'est ce qui donne froid dans le dos, ici. Des deux côtés, cette effroyable justification des innocents qui sont tués. Cette déshumanisation des civils de l'«autre» côté, du côté de l'ennemi.

Ainsi, les Israéliens ne tuent pas de civils à Gaza. Parce que les civils de Gaza, c'est bien connu, sont TOUS des boucliers humains plus ou moins complaisants utilisés par le Hamas.

Donc, les bombes au phosphore sont parfaitement justifiées pour faire cesser les roquettes. Et phoque les 300 enfants assassinés depuis le 27 décembre.

Les Palestiniens ne tuent pas de civils israéliens dans les cafés et dans les autobus. Parce que les civils israéliens sont des occupants et des soldats qui n'attendent que d'être rappelés sous les drapeaux pour croquer de l'Arabe.

Donc, c'est parfaitement correct de lancer des roquettes sur les civils et de se faire exploser dans des endroits publics.

Quand on déshumanise, on ne tue plus des personnes. On tue des ennemis.

Et on tue la conscience tranquille.

Tu applaudis quand ton frère tue sept terribles et dangereux occupants qui buvaient du café, un mardi soir.

Tu dis, comme ce pilote d'hélicoptère israélien interviewé à la BBC, qu'entre des civils (il n'a pas dit «terroristes du Hamas») et tes camarades, le choix n'est pas difficile à faire.

C'est vraiment ce qui désespère, dans ce foutu pays. Cette incapacité pathologique à se mettre dans la peau de l'autre. J'ai hâte de rentrer à Montréal. Les bancs de neige finissent par fondre. La haine, non. Ici, même loin de Gaza, ça pue la mort.