C'est comme le cheval de Troie ou comme le loup qui entre dans la bergerie. Sauf que dans le cas qui nous occupe, le loup entre dans une librairie et peu de temps après son passage, pouf ! Plus de libraire ni de librairie.

Je parle du petit séisme qui secoue le monde du livre québécois et suscite une indignation saine et méritée. De quoi s'agit-il? D'Amazon et du Prix littéraire des collégiens, une formidable initiative de Claude Bourgie Bovet, vouée à la promotion de la littérature québécoise et du développement de l'esprit critique auprès des jeunes collégiens. Depuis 15 ans, des centaines de collégiens dans 62 cégeps et collèges privés débattent, discutent et sélectionnent ceux qui sont, à leurs yeux, les cinq meilleurs livres québécois de l'année. Après délibérations, un gagnant est choisi, et son nom est dévoilé au Salon du livre de Québec.

Or, vendredi dernier, lors du dévoilement des cinq finalistes, quelle ne fut pas la surprise, voire le malaise des participants, de découvrir sur l'immense affiche publicitaire du prix le logo d'Amazon, à titre de commanditaire principal. Étrangement, ni les auteurs ni les éditeurs, libraires ou autres commanditaires présents n'avaient été informés de ce nouveau partenariat.

J'écris «partenariat», mais je pourrais tout aussi bien écrire «pacte avec le diable». Car Amazon a beau vendre des livres, jusqu'à preuve du contraire, ce géant de la vente en ligne n'est pas précisément l'ami de la littérature en général ni de la littérature québécoise en particulier. Et cela en dépit du fait que la vente de livres est ce qui a lancé cette multinationale avant qu'elle ne diversifie ses activités et devienne l'ogre qu'elle est devenue.

C'est dire qu'initialement, quand elle prenait encore son envol, Amazon était une sorte de vaste librairie, prête à faire concurrence à toutes les librairies de la terre, quitte à les acculer à la faillite.

Aujourd'hui, on s'entend que la direction d'Amazon serait officiellement désolée, mais officieusement ravie que ces entreprises locales, ancrées dans leur communauté, prônant le commerce de proximité et s'acquittant de taxes commerciales et foncières, disparaissent les unes après les autres.

Ce qui me ramène au Prix littéraire des collégiens, un des plus beaux prix du monde du livre québécois, encouragé par toutes les librairies indépendantes qui peinent à rester en vie mais qui le font par amour des livres et de leurs lecteurs. Un beau prix aussi parce qu'il allume la flamme littéraire dans les yeux et les esprits des lecteurs de demain, tous ces jeunes collégiens qui, pendant plusieurs mois, vont non seulement lire les livres de leurs contemporains, mais encore vont en discuter et en débattre entre eux, développant en cours de route un regard aussi intéressé que critique face à la littérature.

Évidemment, l'exercice auquel se livrent ces jeunes - ils sont environ 800 - coûte cher en livres papier, en frais de tous genres, y compris les frais d'hébergement pour les auteurs qui se déplacent à la grandeur de la province et pour plusieurs collégiens lors de l'attribution du prix à Québec.

Or, même si le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) et la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) ne soutiennent pas le prix, le ministère de la Culture et des Communications, par le truchement du Fonds des initiatives culturelles, accordait depuis quatre ans entre 20 000 $ et 22 000 $ à l'organisation du prix. S'ajoutent à cette somme des commandites de la RBC, du Devoir, du Fonds Marc Bourgie et de l'Association des collèges. Bref, le prix ne roulait peut-être pas sur l'or, mais il n'était pas non plus complètement à court de fonds.

Alors pourquoi courir le risque de ternir l'éclat de ce prix en s'associant avec un partenaire aussi menaçant sur le plan culturel qu'Amazon?

Claude Bourgie Bovet, qui est actuellement en Europe, n'a pas répondu à nos questions. Sa fille Sylvie Bovet, chef des opérations au quotidien, a répondu à sa place. Ses arguments étaient convaincants : le manque d'argent criant empêchant le prix de croître et de rejoindre encore plus de jeunes, l'implication financière de la Fondation familiale Bourgie qui, après 15 ans, est à bout de souffle et le fait que le but premier est d'encourager la lecture chez les jeunes à tout prix, peu importe où ces jeunes s'approvisionnement en livres, pourvu qu'ils lisent, voilà ce qui compte avant tout pour Sylvie Bovet. Ajoutez à cela qu'Amazon commandite depuis quelques années le prix littéraire Walrus au Canada anglais et que le géant se cherchait un prix à commanditer au Québec. Plusieurs ont soumis leur candidature, mais c'est le Prix des collégiens qui a remporté la mise.

La menace que représente Amazon, Sylvie Bovet n'y croit pas une minute. Pour elle comme pour beaucoup de Québécois, Amazon fait désormais partie des meubles. Le PDG d'Amazon Canada, un Québécois du nom d'Alexandre Gagnon, serait bien d'accord. La dernière fois qu'il est venu prononcer un discours à Montréal en septembre 2017, il a déclaré : «Quand je regarde les chiffres de ventes par province, je remarque qu'il y a une sous-représentation [d'Amazon] au Québec, ce qui signifie qu'il y a beaucoup d'opportunités.»

Est-ce que le Prix littéraire des collégiens s'est avéré une belle occasion pour Amazon de mettre un pied dans le monde du livre québécois? Fort probablement. Le problème, c'est qu'avec Amazon, ça commence toujours avec un pied avant que tout le corps y passe.

Le Prix littéraire des collégiens a peut-être enfin les moyens de ses ambitions, mais ses organisateurs ne peuvent nier que le loup vient d'entrer dans la librairie et qu'à long terme, il y fera des ravages.