Au début de l'été, alors que la course à la direction du Parti québécois peinait à démarrer, Guy Chevrette a reçu un coup de fil de Jean-François Lisée. Ce dernier voulait savoir si l'ancien ministre péquiste et ex-député de Joliette avait le temps de lui donner un coup de main. Guy Chevrette était en pleine crise du taxi, l'industrie dont il est le porte-parole et le négociateur depuis mai 2015: en pleine crise et à un doigt d'une injonction. Il n'avait donc pas une minute à lui, mais surtout, en bon politicien et en fin stratège, il préférait rester neutre et n'appuyer personne en particulier. «La neutralité, ça permet de se garder en réserve et de rallier les troupes au lendemain de la course. Ce n'est pas la première fois que je reste neutre, mais cette fois, je ne m'inquiète pas trop pour la suite des choses. La proximité des prochaines élections va faire en sorte que les troupes vont vite se ressouder», affirme celui dont la carte de membre du PQ arrive à échéance en 2018.

Guy Chevrette est arrivé à notre rendez-vous avec 15 minutes d'avance, ce qui est un exploit pour quiconque se déplace à travers la forêt de cônes orange qui obstruent la plupart des artères montréalaises. Il arrivait directement de Joliette, où il vit encore même s'il ne représente plus la région depuis le 29 janvier 2002. Sa démission, au lendemain d'un remaniement ministériel du gouvernement de Bernard Landry, a fait l'objet d'un livre - Guy Chevrette - Dans l'enceinte du pouvoir - paru en 2015. Écrit à la première personne par son ex-conjointe Shirley Bishop, le livre est entièrement construit autour de cette démission provoquée par une perte de pouvoir que Chevrette anticipait amèrement et qui a fini par se réaliser. Le futur démissionnaire y fait des affirmations grandiloquentes, comme: «Mon honneur sera toujours plus important que ma limousine», ou encore: «Je suis déchiré. La politique c'est ma vie. Le parti c'est ma famille.»

Les journalistes qui couvrent l'Assemblée nationale et qui connaissent bien le monde dans lequel Guy Chevrette a évolué ont adoré le livre, qu'ils ont décrit comme un quasi-thriller. Pour ma part, j'ai trouvé le récit de cette démission, étalé sur 300 pages, interminable et un brin égocentrique. Après tout, Guy Chevrette n'est pas le premier homme politique à connaître un revers professionnel ni un changement de ministère. À l'aune de la souffrance universelle, son drame, relaté comme une fin du monde en soi, paraît bien petit. Mais j'oublie sans doute que Guy Chevrette est un homme émotif, qui pleure souvent, un homme sanguin, qui pique des crises et n'a pas peur des écarts de langage. Mais par-dessus tout, Guy Chevrette est un homme qui a la politique dans la peau et qui ne s'est jamais complètement guéri de cette passion à laquelle il a donné le meilleur de lui-même, qui lui a procuré beaucoup de satisfactions, mais qui lui a aussi coûté deux divorces et un cancer de la prostate.

Reste que l'homme de 76 ans assis devant moi ce matin-là, avec son crâne lisse, son regard bleu et son franc-parler, semble en forme et encore énergique malgré un virus qui ne veut pas le lâcher depuis trois semaines.

La bataille contre Uber

Après son départ de la vie politique à l'âge de 62 ans, Guy Chevrette aurait pu profiter de la vie et prendre un peu de temps pour lui et sa famille. Il n'en fut rien. Depuis 2002 jusqu'à aujourd'hui, il a accumulé les mandats, d'abord pour le gouvernement Landry, qui lui a demandé de conclure une entente territoriale avec les Innus de la Côte-Nord, puis pour les centres locaux de développement du Québec, pour l'industrie forestière et, finalement, pour l'industrie du taxi. Chaque fois, Guy Chevrette avait une foule de bonnes raisons de se lancer dans une nouvelle bataille, la première étant qu'il peut difficilement se passer de sa dose quotidienne d'interventions sur le cours des choses.

«Le désordre social, ça ne m'intéresse pas, dit-il. Quand je me suis embarqué avec les chauffeurs de taxi, je l'ai fait parce que j'ai vu des gens pleurer, d'autres se retrouver avec rien devant eux, des immigrés pour la plupart, obligés de réhypothéquer leur maison pour encaisser la perte de valeur d'un permis qu'ils ont payé 250 000 $ et qui vaut 100 000 $ de moins aujourd'hui.» 

«Ma vieille âme de syndicaliste a été profondément révoltée de voir que le gouvernement Couillard laissait Uber détruire l'industrie du taxi sans intervenir.»

Chevrette poursuit en se plaignant du ministre des Transports Laurent Lessard, qu'il a rencontré à deux reprises et qui a refusé de négocier avec lui, alors que le même ministre a accepté de négocier avec le patron d'Uber, malgré ses 997 amendes et le millier de véhicules qui ont été saisis.

Autour de nous, dans ce café de la rue Saint-Jacques aménagé dans l'ancien édifice de la Banque Royale, la moyenne d'âge des clients sous les lustres et les plafonds hauts de 50 pieds est de 30 ans. À voir les téléphones intelligents greffés à leurs mains, tous ressemblent à l'usager typique d'Uber, ce service de transport jugé illégal, immoral et criminel par Guy Chevrette. Je lui demande ce que ça lui fait d'être entouré d'ennemis. Il esquisse un bref sourire sans même se retourner pour voir à quoi ressemblent ses ennemis. Je lui demande s'il est prêt à convenir d'au moins une conséquence bénéfique d'Uber, dans la mesure où son avènement a obligé l'industrie du taxi à se ressaisir et à s'améliorer. Il le concède à moitié, affirmant que l'industrie l'aurait fait d'elle-même et qu'elle l'a d'ailleurs fait, depuis.

Commission Charbonneau

En 26 ans de vie politique, Guy Chevrette a traversé six élections et trois référendums, servi sous cinq premiers ministres et a été mêlé aux travaux de deux commissions. Au sein de la première - la commission Cliche -, il a été nommé commissaire. Quant à la deuxième - la commission Charbonneau -, il y a été appelé comme témoin. Autant ses souvenirs de la commission Cliche, qui a été la bougie d'allumage de sa carrière politique, sont radieux, autant ceux de la commission Charbonneau sont amers.

«Cette commission, c'est vite devenu du vaudeville. Il a fallu que je me batte pour y comparaître et pour défendre ma réputation. Mais si j'ai été vu une heure la veille par les inspecteurs, c'est beau. Tout au long de ma comparution, j'ai eu le sentiment de servir à une sorte de spectacle.»

«Ça leur prenait un "péquisse", et c'est tombé sur moi. Ils ont pris la parole d'un menteur pathologique [Gilles Cloutier] pour m'accuser, et tout était faux, archifaux, inventé de toutes pièces.»

L'ancien ministre jure qu'il est blanc comme neige et qu'un jour, il écrira un livre sur cette commission calamiteuse. En attendant, chaque fois qu'il dresse le bilan de son passage en politique, il revient immanquablement sur ses bons coups : l'entente avec les Innus, la création des 13 parcs nationaux de la SÉPAQ et même la construction de la route 125, un projet controversé, mais qui, selon lui, était un moteur de développement touristique pour la région de Laurentides-Lanaudière. Il a aussi quelques regrets: notamment d'avoir négligé sa vie de famille et de ne pas avoir vu grandir ses deux fils. «Quand j'ai divorcé la première fois, en 1981, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Ça me déchirait en dedans, je me sentais coupable. La seule autre fois où j'ai eu aussi mal, c'est à la mort de ma mère, une femme que j'adorais», dit-il, les larmes aux yeux.

Guy Chevrette a quelques regrets, mais il a eu de la chance. Ses deux fils ont grandi, ont fait des études. L'un est médecin, l'autre avocat. Ils ont donné à leur père cinq petits-enfants qu'il ne voit pas souvent, mais qui font sa fierté. Aujourd'hui, Guy Chevrette vit seul dans une maison à Joliette en essayant de ralentir un peu. Mais même à 76 ans avec un système immunitaire moins vigoureux qu'avant, modérer ses transports ne lui vient toujours pas naturellement.