On ne pourra pas reprocher à Serge Losique, le têtu et tenace président du Festival des films du monde (FFM), de ne pas avoir tenu ses promesses.

À minuit moins cinq, mardi, alors que plusieurs prophètes de malheur prédisaient que la 40édition n'aurait pas lieu, Losique a livré tel que promis une partie de sa programmation. Il l'a livrée sur le site web du FFM, et non de vive voix en point de presse, comme ce fut la coutume pendant 38 ans. Et c'est tant mieux. Car il faudrait être franchement maso pour s'ennuyer de ces assommantes séances d'info, tenues sur le tapis à grosses fleurs criardes d'une salle sinistre de l'ex-Méridien. À tout coup, Losique refusait de répondre aux questions des journalistes, se contentant de débiter sa liste d'épicerie de films. On le remercie de nous avoir épargné ce pénible rituel cette année.

Pour le reste, tout semble en place pour une 40e - et peut-être ultime - édition : une compétition en bonne et due forme, constituée de 22 films signés par des cinéastes, majoritairement peu connus, mais pas nécessairement dénués de talent, une sélection de courts métrages provenant d'un bel éventail de pays, un film québécois (le dernier Forcier) en ouverture, pavant la voie à un tapis rouge de vedettes locales et un jury international dont - joli clin d'oeil - les membres ont tous déjà été primés au FFM.

DÉLIRE JOVIALISTE

Lorsqu'on clique sur l'onglet de la billetterie sur le site du FFM, une liste de raisons de fréquenter le festival est énumérée. « Le FFM est pour vous, si vous aimez le cinéma de qualité sur grand écran. Si vous êtes ouverts à la diversité culturelle ou que vous aimez la musicalité des langues et des accents », peut-on y lire avant de tomber sur cette étrange raison : « Le FFM est pour vous si vous ne voulez pas rater des films qui ne seront pas distribués par la suite. »

Pardon ? Depuis quand est-il devenu urgent de voir des films dont aucun distributeur ne veut ? Si c'est un argument de vente, il n'est pas très vendeur.

Plus loin, les auteurs de ce délire jovialiste affirment qu'au cours des quatre dernières décennies, le FFM a attiré pas moins de 16 millions de cinéphiles ; 16 millions ? !

Disons que c'est une estimation un brin pharaonique qui calcule que bon an, mal an pendant 40 ans, chaque édition du FFM a accueilli 400 000 cinéphiles.

400 000 cinéphiles ?

Dans les bonnes années, peut-être. Mais en relisant mes trop abondantes chroniques sur le sujet, je constate que les belles et bonnes années ont duré environ 20 ans, ce qui n'est pas négligeable, mais qui ne justifie pas tous ces millions fantasmés.

De mémoire de chroniqueuse, c'est en 1994 que le FFM a atteint son apogée. Cette année-là, Carole Bouquet était l'invitée d'honneur. La sélection était excellente, les salles étaient pleines, les files devant le Parisien, joyeuses, les bars du Méridien, bourdonnants de gens du cinéma, et l'ambiance générale, à la fête. 

En 1996, l'année des 20 ans du festival, la fête s'est poursuivie, mais cette fois, sur le pont du Titanic, dans la mesure où le bateau avait commencé à piquer du nez sans que personne ne s'en rende compte.

LES ANNÉES DIFFICILES

Deux ans plus tard, en 1998, le bateau coulait de partout. Les employés du festival, les premiers à constater la désertion - sinon du public, à tout le moins des gens de cinéma -, parlaient maintenant de Festival de la fin du monde.

Feu André Lafond, le commissaire de cinéma de la Ville, avait même eu cette réflexion prémonitoire : le FFM, c'est un peu comme la messe du dimanche ; tout le monde veut que la messe ait lieu, mais personne ne veut y participer.

Cette année-là, pendant que le FFM fêtait ses 22 ans et qu'il aurait normalement dû être en pleine ascension, il se faisait dépasser sur sa droite comme sur sa gauche par les festivals, jugés plus cool, de Telluride, Toronto et Venise. Après des années difficiles, ces trois festivals allaient non seulement s'imposer auprès de l'élite cinématographique internationale, mais littéralement tirer le tapis sous les pieds du FFM. 

Sept ans plus tard, en 2005, j'écrivais : « Même si le FFM n'est pas complètement mort, ce n'est plus qu'une question de jours avant qu'il ne rende l'âme définitivement. » Je m'étais trompée d'une décennie. Mais je ne me suis pas trompée en affirmant que Losique était aussi coriace que le peuple irakien devant l'occupant américain et plus difficile à dégommer que Saddam Hussein.

Quarante ans et 16 millions de cinéphiles plus tard, Serge Losique est encore et toujours à la tête d'un festival qui a connu ses heures de gloire et ses grands moments de cinéma, qui a attiré une liste impressionnante et prestigieuse de grands cinéastes et de merveilleux monstres sacrés et qui a joué un rôle primordial dans la cinéphilie québécoise. 

Mais 40 ans ont passé. Le FFM a aujourd'hui plus de passé que d'avenir. Je lui souhaite malgré tout un bel anniversaire, mais je lui dédie néanmoins cette citation de Frédéric Beigbeder : « À partir de 40 ans, chaque fois qu'on vit quelque chose, on se dit que c'est peut-être la dernière fois. »

PHOTO FOURNIE PAR IMAGE-ACUTELLE

Carole Bouquet était l’invitée d’honneur du FFM de 1994.