À la fin de novembre, l'Université d'Ottawa a fait parler d'elle dans le monde entier. La raison? Le retrait d'un cours de yoga à la demande de la fédération étudiante, qui reprochait au cours et à sa prof de faire de l'appropriation culturelle. Vous avez bien lu. Selon certains jeunes bien-pensants, enseigner le yoga ou même le pratiquer ne devrait être permis que si l'on est né en Inde ou d'origine indienne. Dans tout autre contexte, et particulièrement un contexte de mise en forme occidentale où pullule une élite généralement blonde, blanche et mince, c'est de l'appropriation culturelle.

Qui dit appropriation culturelle dit récupération, voire usurpation, d'icônes, de rituels et de symboles d'une culture par une autre. Qui dit appropriation culturelle dit, en somme, vol identitaire, un crime condamné, condamnable et, éventuellement - qui sait? - passible de prison.

En plus de 30 ans de journalisme culturel, je croyais avoir tout vu. Je me rends compte qu'il m'en reste encore pas mal à apprendre sur bien des choses, y compris cette nouvelle tendance et ses diktats imposés par une très «vigoureuse» police culturelle.

Jusqu'à tout récemment, je croyais naïvement que l'appropriation culturelle était un épiphénomène qui se bornait à interdire le port de coiffes amérindiennes dans les festivals de musique à la sauce Osheaga ou à bannir l'utilisation d'expressions telles que pow-wow pour en faire le titre d'une émission de variétés.

Mais l'épiphénomène ratisse de plus en plus large et est en train de se muer en authentique religion. Pour en avoir la preuve criante, il suffit d'aller sur le site de Tumblr et de cliquer sur la mention Your fave is problematic (Votre favori est problématique). Apparaîtront alors les noms de vos 77 vedettes américaines préférées, allant de Madonna à Adam Lambert en passant par Jennifer Lawrence, Justin Bieber, Jon Hamm et Lady Gaga. En cliquant sur leurs noms, on découvre toutes les appropriations culturelles proprement «criminelles» que pratiquent ces vedettes.

Claire Boucher, alias Grimes, la déesse des hipsters, s'est approprié le bindi indien, ce petit point rond que les Indiennes portent au milieu du front. Elle s'en est excusée depuis. Jennifer Lawrence s'est rendue coupable de porter de fausses mèches rasta, coupable puisqu'elle n'est ni noire, ni jamaïcaine, ni musicienne reggae. Katy Perry est accusée de s'être approprié le sari et le bindi indiens; Justin Bieber, les tatouages hébreux et japonais. Florence Welch (de Florence and the Machine) est accusée de deux fautes graves: appropriation de la coiffe amérindienne et usurpation des maquillages rituels du jour des Morts mexicain. Quant à Lady Gaga, on lui reproche d'avoir sexualisé le sari et la burqa.

Mais la palme de la pire pécheresse revient sans contredit à Madonna, qui semble s'être approprié tous les symboles en vente libre sur le marché: le kimono, le sari, le bindi, le boléro du toréador, la cape papale, le visage blême et les cheveux de jais de la geisha et le béret de Che Guevara. Alouette!

Comprenons-nous bien. Il fut un temps, lointain et reculé, où, oui, l'appropriation culturelle était une pratique douteuse qui a donné naissance à des phénomènes déplorables comme le blackface ou les foires de monstres. Mais c'était au siècle dernier. Depuis, nous avons en principe évolué, et surtout, nous nous sommes ouverts au métissage et à la diversité. Or, si je me fie à l'orthodoxie du mouvement d'appropriation culturelle, le métissage est à proscrire puisqu'il brouille les cartes et contamine la pureté des origines.

Dans un article percutant du Washington Post, l'auteure Cathy Young raconte que le concept d'appropriation culturelle est apparu à la fin des années 70 dans les milieux universitaires américains. C'était à la base une critique justifiée d'un certain colonialisme pilleur de musées, d'art ethnique et de monuments, qui dénonçait aussi les injustices sociales vécues par certains artistes, notamment les musiciens noirs américains dont les styles musicaux - le soul, le blues, le rhythm and blues - ont été récupérés par des Blancs comme Elvis, qui se sont enrichis sur leur dos.

Mais beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis, et comme l'écrit Cathy Young, la chasse aux sorcières culturelles est non seulement allée trop loin, elle a perdu le nord.

D'abord, pourquoi vouloir à tout prix construire des murs et des barrières entre les cultures? Ne sommes-nous pas à l'époque de la mondialisation, à l'époque où tous les H&M de la Terre vendent tous la même marchandise à Montréal, Londres, Tokyo ou Bombay? Et puis peut-on vraiment parler d'appropriation culturelle ou même de colonialisme à l'égard de superpuissances comme l'Inde ou le Japon? Superpuissances où la vaste majorité des jeunes s'habillent à l'occidentale et communient à sa musique et à sa culture? D'ailleurs, au nom de l'appropriation culturelle, ne faudrait-il pas interdire aux jeunes Japonais, Chinois ou Indiens le port du t-shirt Gap ou des jeans Levi's?

S'approprier les éléments d'une culture qui n'est pas la nôtre, ce n'est pas une insulte ni un manque de sensibilité. C'est une main tendue vers ce qui nous échappe. C'est vouloir découvrir ce qui nous est étranger. C'est le début d'une ouverture à l'autre. Et si chaque fois que cette main se tend on lui tape dessus en lui disant touche pas à ma culture, on n'est pas sorti du bois ni de la nuit des temps.