La musique est prophétie. Elle annonce, dans ses structures, ses rythmes, ses dissonances ou ses harmonies, tous les grands changements sociaux à venir. Ces mots ne sont pas de moi, mais du Français Jacques Attali, économiste, ex-ministre et auteur de Bruits, petit essai visionnaire paru en 1977. Attali y annonçait, bien avant tout le monde, les grands bouleversements que la musique et ses modes de production et de diffusion allaient connaître.

Dans une entrevue récente au journal Le Temps, Attali revient à la charge, estimant que la crise économique qu'a vécue le disque a été le premier signe de la crise financière qui se préparait et que les phénomènes de la mondialisation, du métissage et de la fin des appartenances territoriales se sont tout d'abord manifestés en musique. J'ai tendance à croire qu'il a raison.

À 24 heures du gala de l'ADISQ, cette grande célébration d'un monde et d'une industrie qui en arrachent, il est bon de se rappeler ses propos.

C'est aussi un conseil que j'offre aux esprits chagrins des réseaux sociaux - c'est un euphémisme - qui, cette semaine, ont abreuvé d'insultes Daniel Melançon, le chroniqueur sportif de Salut Bonjour à TVA.

Quel crime de lèse-majesté le chroniqueur a-t-il commis pour qu'on le traite de gros épais et de destructeur de l'industrie de la musique? Il a franchement avoué en ondes qu'il n'achète plus de musique depuis qu'il est abonné aux services de musique en continu, un commerce qui représente aujourd'hui 27 % des ventes numériques dans le monde, ce qui indique une tendance qui n'est pas encore prépondérante, mais qui menace de le devenir.

Bref, le chroniqueur n'inventait rien. Sauf qu'après cette affirmation, il en a rajouté, du moins aux yeux de ses détracteurs, en demandant: en 2015, à quoi ça sert d'acheter de la musique?

C'est une question brutale, mais tout à fait de circonstance. Pas parce que nous n'aimons plus la musique. Nous l'aimons et en écoutons dix fois plus qu'avant. Pas parce que nous voulons affamer les musiciens et les artistes qui la créent. Nous sommes conscients que les services de musique en continu paient le centième (le millième) de ce qu'ils devraient payer en droits d'auteur. Mais nous sommes aussi conscients que l'économie s'est déplacée vers la salle de concert, le spectacle vivant, qui, lui, si je ne m'abuse, se porte plutôt bien.

D'ailleurs, formulons la question autrement. Ne nous demandons pas à quoi ça sert d'acheter de la musique en 2015, mais à quoi ça sert d'en être le propriétaire. Car c'est d'abord et avant tout de propriété qu'il s'agit. Et lorsqu'on cesse d'être propriétaire, on ne cesse pas d'exister. On devient locataire.

Or, les services de musique en ligne - les Spotify, Rdio, Apple Music et compagnie - ont fait de nous des locataires à temps plein et peut-être même pour l'éternité. Et, n'en déplaise aux esprits chagrins, il est difficile d'y résister.

Moyennant dix dollars par mois, il suffit d'un clic sur son ordinateur ou sur son téléphone intelligent pour avoir accès à un immense catalogue musical qui couvre quasiment l'histoire de la musique et qui réunit tous les genres et tous les styles, des plus vieux morceaux aux derniers tubes du palmarès.

Un clic, et rien ne nous appartient, mais tout nous est accessible.

Dix dollars par mois, c'est cent-vingt dollars par année. Pour le même montant, on pourrait être effectivement propriétaire d'une douzaine de CD ou de vinyles, mais je repose la question: propriétaire pour quoi faire?

À l'ère de la dématérialisation débridée, plus grand monde ne voit l'utilité de posséder un disque compact qui ramasse poussières et égratignures. De la même manière, à quoi bon posséder en stockage une chanson ou un album numérique qui accumulent aussi, mais virtuellement cette fois, de la poussière?

Autrefois, nous avions tous des iPod ou des lecteurs MP3, des appareils qui ne nous permettaient pas d'écouter de la musique en ligne. Mais avec les téléphones intelligents d'aujourd'hui, on peut écouter ce qu'on veut, au moment et à l'endroit de notre choix. Plus besoin de stocker quoi que ce soit. En plus, on peut même se faire des listes d'écoute ou se fier à la liste d'un commissaire musical qui nous fera découvrir une foule d'artistes et de musiciens qu'on n'aurait peut-être pas découverts par soi-même.

Destruction de l'industrie de la musique que cela? Changement, transformation, mutation peut-être, mais certainement pas destruction. D'autant qu'avant la mise en place des services en ligne, que faisaient beaucoup de jeunes internautes? Ils pirataient impunément la musique sans payer un traître sou. Maintenant, la vaste majorité de ces jeunes pirates ont abandonné leur sport illégal pour s'abonner aux services en ligne, donc au concept de musique payante. C'est un effet positif non négligeable.

Le propriétaire n'a qu'une maison, le locataire en a mille, dit un vieux proverbe persan. Il y a dix ans, j'aurais plaidé le contraire, mais les temps changent, comme le chantait Bob Dylan. La musique aussi. Et nous tous avec elle. Bon gala de l'ADISQ, tout le monde.