Les questions étaient brutales. Combien gagnez-vous? Où habitez-vous? Un peu plus, et ma collègue Michèle Ouimet demandait à Kent Nagano: Pour qui vous prenez-vous?

Les questions étaient brutales, et à 15 minutes d'un concert, à Genève, maestro Nagano n'a pas apprécié cette intrusion dans sa vie privée.

Il s'est levé, furieux, a voulu partir sur-le-champ, s'est finalement rassis à contrecoeur pour conclure l'entrevue du bout des lèvres.

La question était peut-être brutale, mais l'attitude indignée, dégoûtée même, du maestro laisse à désirer. Il aurait très bien pu répondre avec le sourire: «Ce n'est pas de vos affaires, chère dame.» Ou: «Faites votre propre enquête et vous m'en donnerez des nouvelles!» Ou n'importe quoi d'autre que cette réponse en forme de nez levé et de regard méprisant lancé à la vulgaire journaliste qui osait parler d'argent. L'argent! Beurk! Quelle sale affaire!

Pourtant, la question sur le salaire que Kent Nagano empoche annuellement depuis son arrivée à l'OSM n'est pas nouvelle. Elle refait surface régulièrement. Des chiffres circulent aussi. En 2004, quelque temps avant que Nagano ne soit nommé, l'ex-président du conseil d'administration de l'OSM, Jacques Laurent, avait avancé le chiffre d'un million, montant que recevait Charles Dutoit, son prédécesseur. Nous sommes dix ans plus tard, et on peut présumer que le million initial a été indexé au coût de la vie et bonifié de quelques centaines de milliers de dollars supplémentaires: 1,4 million, qui dit mieux?

Or, le problème n'est pas que Kent Nagano soit payé 1,4 million, donc quelque 100 000$ par semaine pour les 14 semaines de service qu'il donne à l'OSM. Ce sont les prix que pratique le marché international.

Le problème, ce n'est pas le montant, c'est le manque de transparence. Malgré des demandes répétées des médias depuis plusieurs années, l'OSM refuse toujours de rendre public son rapport annuel.

Aux États-Unis, pays où est né Kent Nagano et où il a grandi, la vaste majorité des orchestres symphoniques pratiquent une politique de la transparence. Leurs rapports annuels et leurs états financiers sont publiés sur leurs sites. Il faut dire qu'ils n'ont pas le choix. Comme ce sont pour la plupart des organismes sans but lucratif, ils ne paient pas d'impôts.

Photo: archives La Presse

Charles Dutoit

En revanche, la loi les oblige à faire état de leurs finances en remplissant des formulaires 990, lesquels sont affichés sur l'internet au bénéfice du grand public. C'est probablement en consultant ces formulaires que le Los Angeles Times a publié en 2012 une liste des huit maestros les mieux rémunérés en Amérique du Nord au cours de l'exercice fiscal 2010-2011.

En tête de liste, on retrouvait Michael Tilson Thomas, qui dirige l'Orchestre symphonique de San Francisco pour la modique somme de 2,4 millions, suivi de James Levine, payé 2,06 millions par le Metropolitan Opera de New York. C'est sans compter un autre petit 1,2 million pour diriger le Boston Symphony.

Dans cette liste, Charles Dutoit ne faisait pas trop mauvaise figure, avec un cachet de 1,4 million du Philadelphia Orchestra. L'année suivante, avant que Yannick Nézet-Séguin n'entre en poste, la compensation financière de Dutoit atteignait 1,6 million.

Qu'est-ce que le dévoilement d'un salaire ou d'un revenu change à la musique? Rien. La musique n'est pas meilleure ni moins bonne. De la même manière, la Maison symphonique ne risque pas de se vider sous prétexte que le public a pris connaissance du salaire de Nagano.

Reste que le budget de 28 millions de l'OSM est financé à 48%, sinon 49, par de l'argent public. Grâce à la générosité des gouvernements et des contribuables, ce même orchestre a pu s'offrir une magnifique nouvelle salle de concert qui a coûté 260 millions.

Photo: archives La Presse

James Conlon

Il me semble que la moindre des politesses serait de faire preuve de transparence. C'est une question de respect du public. Une façon de le remercier et de le traiter avec équité en mettant cartes sur table, sans lui faire de cachotteries ni lui servir de faux-semblants.

Est-ce qu'à l'échelle du monde et à l'aune de la souffrance des peuples, les chefs comme Nagano et les autres gagnent trop d'argent? Absolument.

Depuis une bonne dizaine d'années, les contrats des maestros ont gonflé démesurément, faisant l'objet d'enchères moussées par une poignée d'agents tout-puissants qui cherchent à faire un maximum de profit. C'est la loi du marché.

Le seul problème avec cette loi, c'est qu'elle rend peut-être les maestros et leurs agents plus riches, mais elle appauvrit le reste du monde, y compris les gens dans la salle. Ce n'est pas pour rien que les orchestres symphoniques ont de la difficulté à renouveler leur public. Le prix de leurs abonnements est exorbitant et si le prix des billets n'est peut-être pas aussi élevé que celui d'un billet pour un spectacle de Madonna, il est encore trop cher.

La transparence, ce n'est pas que du respect. C'est aussi un outil pour être mieux informé et pour réclamer certains changements. On peut bien continuer à taire le salaire du chef, mais si le prix des billets augmente de la même manière et sans égard pour les moyens du public, le chef va finir tout seul dans sa salle.

Les chefs les mieux payés en 2010

- 2,4 millions: Michael Tilson Thomas, Orchestre symphonique de San Francisco

- 2,06 millions: James Levine, Metropolitan Opera

- 1,21 million: James Levine, Orchestre symphonique de Boston

- 1,56 million: Alan Gilbert, Orchestre philharmonique de New York

- 1,47 million: Charles Dutoit, Orchestre de Philadelphie

- 993 696 $: James Conlon, Opéra de Los Angeles

- 985 363 $: Gustavo Dudamel, Orchestre philharmonique de Los Angeles

Source: Los Angeles Times

Photo: archives AP

James Levine