Je ne crois pas exagérer en affirmant que Dave St-Pierre est un chorégraphe d'exception. Un créateur unique, novateur, en avance sur son temps, qui a administré un électrochoc à la danse contemporaine québécoise, dont il est un brillant ambassadeur à l'étranger.

On peut aimer ou ne pas aimer ses chorégraphies provocantes, dérangeantes, rageuses et poignantes, où les émotions sont à vif et aussi exposées que les corps dénudés de ses danseurs. Mais on peut difficilement réfuter leur force d'évocation ou leur puissance.

Jusqu'à maintenant, le public québécois avait eu la chance et le bonheur d'assister à la naissance des deux premières chorégraphies d'une trilogie signée par celui qui, dans une autre vie, fut danseur pour l'opéra rock Notre-Dame de Paris. D'abord La pornographie des âmes, une pièce initialement de 20 minutes présentée dans le cadre du festival Divers/Cité en 2004, puis Un peu de tendresse bordel de merde!, présentée quelques années plus tard.

Malheureusement, le public ne verra pas Foudres, le dernier volet de cette trilogie créée à Lyon en 2012 et qui a triomphé à Paris. Ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais.

C'est Dave St-Pierre qui a pris la décision afin de protester contre le sous-financement de sa compagnie de danse.

Pas d'argent, pas de show, a-t-il annoncé sur sa page Facebook, écrivant: «Un moment donné en tant qu'artiste, tu te tannes de toujours être dans le rouge et de sortir de l'argent de ta poche. Il faut revoir complètement les structures des conseils des arts et que le gouvernement ouvre les yeux. Pour ma part, j'ai fait mon choix. Ma compagnie ne se produira plus à Montréal.»

Décision radicale s'il en est. Décision punitive aussi qui privera le public montréalais des fruits d'un de ses fils prodiges. Et à la limite, décision ingrate puisque c'est grâce à Montréal et à l'influence de chorégraphes montréalais d'envergure comme Jean-Pierre Perreault et Édouard Lock que le petit Dave, qui dansait la claquette au fond de son Saint-Jérôme natal, a voulu devenir à son tour chorégraphe et l'est devenu.

Mais je comprends la frustration du chorégraphe qui, en revenant au bercail après avoir été applaudi dans les capitales européennes, se retrouve non pas dans la position du héros, mais dans celle du quêteur. Passe encore les premières années, quand le succès international est encore tout neuf. À la longue, pourtant, ce sentiment de ne pas être apprécié ni soutenu par son propre pays, cette obligation de toujours recommencer à zéro en remplissant des millions de formulaires et de demandes de subventions finissent par peser trop lourd. Sauf que...

Le milieu culturel d'ici a beaucoup changé au cours des dernières années. Or le plus grand changement qui semble avoir échappé à St-Pierre n'est pas venu des gouvernements, mais du milieu des affaires. On ne compte plus le nombre de gens d'affaires qui siègent désormais aux conseils d'administration des troupes, des compagnies et des théâtres. En danse, l'exemple le plus éclatant est celui de Marie Chouinard. Celle-ci a fondé la Compagnie Marie Chouinard en 1990. Or pendant 15 ans, la compagnie a crevé de faim, répété dans des locaux poussiéreux et mal chauffés et fonctionné avec les moyens du bord et une caisse à sec qui poussait régulièrement ses danseurs au chômage. Pourtant, la compagnie rayonnait partout sur les scènes européennes, mais comme celle de St-Pierre, elle rayonnait à perte.

En 2005, Marie Chouinard a décidé qu'il fallait que les choses changent. Au lieu de chialer ou de se complaire dans son malheur, elle est partie à la recherche de partenaires dans le privé. Elle s'est dotée d'un conseil d'administration béton dont le président n'était nul autre que Marcel Côté. Celui-ci s'est impliqué activement dans les campagnes de financement qui ont augmenté de manière exponentielle.

Aujourd'hui, la compagnie, financée par les trois conseils des arts, compte plus d'une quinzaine de commanditaires dans le privé allant d'Alcoa jusqu'à Hydro-Québec en passant par BMO et Power Corporation. Non seulement la compagnie est-elle en bonne posture financière, mais Marie Chouinard n'a pas été obligée d'en payer le prix sur le plan créatif. Ses chorégraphies à la fois sensuelles et violentes ont gardé leur tranchant et leur intransigeance.

Dave St-Pierre n'est pas Marie Chouinard, c'est clair. Les deux n'ont pas la même personnalité, pas le même passé, pas la même sensibilité ni la même conception de la danse. Ils sont uniques tous les deux, aucun doute à ce sujet. Reste que leurs compagnies évoluent à l'étranger dans les mêmes circuits et connaissent un succès semblable. Or, le modèle d'affaires de Marie Chouinard a fait ses preuves. Rien n'empêche St-Pierre de s'en inspirer, de partir à la recherche de partenaires dans le privé qui ne demanderaient pas mieux que de s'associer à un créateur aussi marquant. Rien en fin de compte n'empêche Dave St-Pierre d'entrer dans la danse lui aussi. Pas la danse des obstacles, de l'amertume et des récriminations. La danse des possibilités.

Pour joindre notre chroniqueuse: npetrowski@lapresse.ca