Il y a 10 ans, Robert Lepage débarquait à la Berlinale avec le film La face cachée de la lune. Depuis, il est revenu à Berlin mille fois, mais jamais à son festival de cinéma avant cette année.

Vendredi, lorsque la Saint-Valentin battra son plein, plus au Québec qu'à Berlin, Lepage et l'équipe du film Triptyque se paieront une grande première avec tapis rouge, tenues de soirée et flashes de photographes. Le film, qui est l'adaptation au cinéma de la pièce Lipsynch et qui raconte l'histoire de deux soeurs séparées par un océan, sera présenté dans le magnifique cinéma restauré du Zoo Palast, à côté du célèbre zoo berlinois.

Ce ne sont pas tous les films de la section Panorama qui ont droit à de tels égards, mais Robert Lepage est une star. Pas nécessairement dans le monde du cinéma, mais dans le milieu du théâtre berlinois, qui a souvent accueilli ses productions.

J'ai retrouvé Lepage à l'ambassade du Canada, au dîner de presse de Téléfilm. Qu'il participe à une activité de Téléfilm était pour le moins étonnant. L'institution fédérale n'a pas mis un sou dans Triptyque, financé par la SODEC et l'ONF.

Or, il y a quelques années, lorsque Lepage a claqué la porte du cinéma, il a eu des mots très durs à l'égard de Téléfilm, qui refusait de financer l'adaptation au cinéma de sa Trilogie des dragons. Serait-il revenu à de meilleurs sentiments?

«Quand je suis parti en guerre contre les nouveaux règlements de Téléfilm, qui, à mon avis, font du tort au cinéma d'auteur, j'ai donné beaucoup d'entrevues, raconte-t-il. À un certain moment, je me suis rendu compte que ce n'était pas vraiment ma bataille. Je suis un gars de théâtre. Je ne fais pas partie de la gang du cinéma. À la limite, ce n'était pas de mes affaires, tout ça. Cela dit, même si Téléfilm n'a pas financé Triptyque, à l'international, il reste le principal représentant de notre cinéma. C'est pour ça que je suis ici.»

Au cours des dernières semaines, Lepage a été très pris par les représentations de Pique et de Coeur à la TOHU. Cela ne l'a pas empêché de suivre le débat sur le cinéma d'auteur et le cinéma commercial qui fait rage chez nous. Ses conclusions sont pour le moins pessimistes.

«Cessons de nous mentir: les gens ne vont plus au cinéma. Ça ne concerne pas juste les films québécois, mais aussi tous les autres films. Cette affaire de vendre des tickets et de mesurer le succès d'un film à l'audience dans la salle, c'est fini. La salle de cinéma, c'est pour les événements, les premières, les tapis rouges. Pour le reste, on regarde les films en DVD sur son grand écran à la maison ou sur Netflix.»

En entendant Lepage, on peut se demander pourquoi il continue de vouloir faire des films si la salle de cinéma est vide.

«Première chose, je ne suis pas un cinéaste. Mon vrai métier, c'est metteur en scène au théâtre, mais je fais du cinéma à l'occasion quand ça me permet de prolonger mon travail au théâtre, ce qui est le cas de Triptyque. Avec ce film-là, j'ai continué de pratiquer mon métier de metteur en scène, alors que Pedro Pires, mon coréalisateur, c'était lui, le vrai gars de cinéma.»

Je fais remarquer à Lepage qu'il avait quand même réalisé trois films tout seul avant Triptyque. «Oui, dit-il, mais je n'étais pas encadré, pas guidé, j'y allais sans trop savoir ce que je faisais. À l'opéra, il y a deux patrons, le chef d'orchestre et le metteur en scène. C'est, à mon avis, une formule idéale, et nous l'avons adoptée pour ce film.»

Je demande à Lepage ce qu'il fera après Berlin. Trois mille affaires, répond-il avec humour. Sauf qu'il n'est pas loin du compte. Il m'énumère, dans le désordre: un autre projet avec le Metropolitan Opera de New York, un projet particulier de cirque, les deux autres volets de la tétralogie Cartes et un spectacle solo sur la mémoire, qu'il interprétera lui-même et dont le titre est intrigant: Huit, huit, sept.

Mais avant, la magnifique salle restaurée du Zoo Palast l'attend vendredi. Si toutes les salles de cinéma pouvaient être aussi belles, confortables et inspirantes que celle-ci, qui sait si le public ne ferait pas mentir Lepage en revenant en masse au cinéma?

Denis Côté confidentiel

Que fait-on après avoir été en compétition officielle et après avoir remporté l'Ours d'argent de l'innovation cinématographique?

On fait comme Denis Côté. On revient à Berlin avec un petit film laboratoire sur le monde du travail (Que ta joie demeure) présenté dans une section plus expérimentale (Forum), et on attend les réactions. Elles ont été plutôt bonnes jusqu'à maintenant. Salles pleines qui ne se vident pas en cours de route. Critiques positives dans les médias.

«Ce film sur le travail est né de ma propre interrogation sur mon travail et mon utilité. J'ai une belle vie, mais il m'arrive de me coucher avec le sentiment que je n'ai rien accompli dans ma journée. Je voulais savoir si je servais à quelque chose.»

Tourné en neuf jours dans neuf shops différentes de Montréal et de la banlieue, le film accomplit l'exploit de nous montrer des travailleurs soudés à leur machine qui ne sont ni exploités ni souffrants. Tournant le dos à ce qu'il qualifie de clichés gauchistes et anticapitalistes, Côté filme ce qu'il appelle la beauté du geste.

Monique Simard a adoré. Vu le passé syndical de la nouvelle patronne de la SODEC, c'est non seulement un compliment, mais une bénédiction.

Invasion québécoise?

Effet du hasard ou volonté occulte? À partir d'aujourd'hui, les Québécois envahiront la Berlinale. En tout, et en comptant Lepage et Côté, cinq cinéastes jeunes et moins jeunes présenteront leurs films dans différentes sections.

Pour Robert Morin, 64 ans, c'est une première en plus de 30 ans de carrière.

«Être invité à Berlin, ce n'était pas le but de ma vie, mais si ça peut aider le film, tant mieux», dit-il. Morin a fait le voyage avec Shane Brazeau, un des trois autochtones en vedette dans Trois histoires d'Indien, une fiction que Morin a écrite pour se faire du bien et aller à l'encontre des stéréotypes déprimants associés habituellement aux Amérindiens.

Jean-François Caissy, un Gaspésien de 36 ans, revient pour la deuxième fois à Berlin avec La marche à suivre, un documentaire sur les limbes de l'adolescence tourné dans une polyvalente du Bas-du-Fleuve. Le film est discret, mais sa photographie est spectaculaire. Caissy est avant tout un photographe, et ça paraît.

Finalement, Julie Perron, invitée dans la section du cinéma culinaire, présente Le semeur, la formidable histoire de Patrice Fortier, un semencier génétiquement motivé qui a fondé la Société des plantes.

Établie à Kamouraska, son entreprise est l'anti-Monsanto par excellence, puisqu'elle vend des semences bios et patrimoniales souvent en voie d'extinction. Parmi ses produits, la carotte blanche à collet vert, la betterave crapaudine, la tomate Cosmonaute Volkov et, tenez-vous bien, le navet Petrovski, un navet jaune à chair crème, qui était le préféré de Goethe.

Je quitte aujourd'hui la Berlinale, où il n'y avait pas trop de navets, mais pas trop de grands films non plus. Dès mon arrivée à Montréal, je passe une commande à la Société des plantes.