La famille Molson a une nouvelle soeur. Elle s'appelle Spectra. C'est une Montréalaise francophone de souche qui, depuis plus de 30 ans, nous offre de la musique, des spectacles et une orgie de festivals. Il ne s'agit pas, pour la famille Molson, d'une nouvelle soeur par alliance, ni d'une soeur par adoption, mais d'une soeur par acquisition. Spectra a bel et bien été achetée par le Groupe CH pour un montant inconnu et gardé jalousement secret.

Pourtant, si on en croit le communiqué de la transaction dévoilé hier, le mot «acquisition» a été caché comme une maladie honteuse. En anglais, il est écrit «Spectra teams up with Groupe CH», et en français, «L'Équipe Spectra s'allie au Groupe CH». Notez la nuance: on parle d'alliance, et non de prise de contrôle.

S'il y a un sens à donner à cette pudeur sémantique, c'est que l'acquéreur n'est pas un prédateur avide et hostile, mais un gentleman millionnaire. C'est un bon point pour lui.

C'est aussi un bon point pour l'économie culturelle montréalaise, puisque L'Équipe Spectra n'a pas été achetée par un quelconque conglomérat américain ou chinois qui fermerait boutique après trois mois ou déménagerait aux îles Moukmouk.

Spectra a été achetée par une entreprise pur jus montréalaise, établie à Montréal depuis sept, bientôt huit, générations. Bref, nous sommes dans une continuité qui permettra d'assurer la pérennité de Spectra à Montréal, advenant le vieillissement, le ras-le-bol ou la mort de ses fondateurs.

Amies et solidaires

En principe, j'écris bien en principe, cette transaction ne change rien à la marche des choses pour demain, l'année prochaine ou peut-être même pour cent ans.

Les actuels dirigeants de Spectra resteront en place, dans les mêmes bureaux à l'angle des rues Sainte-Catherine et Bleury. Ils relèveront certes d'un nouveau PDG, mais comme celui-ci est déjà très occupé avec le Canadien et qu'il est plutôt du genre à déléguer, ils auront carte blanche comme s'ils en étaient encore les propriétaires.

L'Équipe Spectra ne sera pas fusionnée ou avalée par evenko, le producteur de spectacles au Centre Bell et ailleurs, comme le craignaient plusieurs. Les deux entités resteront distinctes, comme deux soeurs amies et solidaires, si tant est que la solidarité en affaires existe.

Ce qui est rassurant, c'est que depuis quelques années, evenko ne s'est pas cantonnée dans le gros show à la Lady Gaga ou à la Madonna. L'entreprise s'est diversifiée et s'est mise à produire des artistes locaux comme Sugar Sammy, François Morency ou Marie-Mai (en coproduction).

Mais surtout, evenko a nourri les petites scènes comme le Divan orange, qui présente quasiment tous les soirs de l'année des artistes émergents de chez nous et d'ailleurs.

Si la musique n'est pas morte à Montréal, si elle a continué de s'épanouir dans des lieux de diffusion en marge des grandes salles, c'est en partie grâce à evenko.

Prudence

Reste que si le passé est garant de l'avenir, la prudence est de mise devant des transactions comme celle entre Spectra et CH.

Qu'on se souvienne seulement de l'achat d'Astral par Bell. À l'époque, tout le monde ou presque avait applaudi la naissance de ce nouveau géant télévisuel, perçu comme le seul capable de rivaliser avec l'empire Québecor.

Je ne me souviens pas si Bell avait promis de préserver le nom d'Astral et de maintenir son siège social à Montréal. Tout ce que je sais, c'est que depuis, le nom d'Astral a été rayé de la carte, et bien que le siège social de Bell Média soit officiellement à Montréal, les vraies décisions se prennent à Toronto. C'est ainsi qu'un fleuron de la télévision québécoise a disparu sans bruit.

Ce n'est heureusement pas tout à fait la même situation pour l'acquéreur de Spectra. Le Groupe CH, propriété de la famille Molson, a son siège social à Montréal depuis toujours et n'a aucune raison de le déménager.

Bref, pour l'instant, tout va bien.

Mais dans cinq ou dix ans, si d'aventure une crise économique grave frappe le Québec et que le chômage atteint des sommets vertigineux, qui sait si la nouvelle soeur de la famille ne deviendra pas trop encombrante ou alors trop coûteuse à exploiter? Qui sait si elle sera protégée dans son intégrité?

Volume ou qualité?

Depuis hier, le Groupe CH est devenu le plus important joueur du monde du spectacle au Québec. Autant dire qu'il va faire de l'ombre aux petits joueurs indépendants comme La Compagnie Larivée Cabot Champagne qui assuraient la diversité du milieu. Ces petits joueurs vont-ils réussir à survivre? Et combien de temps?

Dernière question: avec ses nombreuses salles de spectacle, dont le Centre Bell, ses festivals qui demeurent tous ses OSBL et qui, maintenant, avec Osheaga et Heavy MTL, sont au nombre de cinq, avec son offre abondante de concerts à l'année, le Groupe CH va-t-il devenir le Costco du spectacle, offrant beaucoup plus de volume que de qualité?

Le PDG Geoff Molson, à qui j'ai posé la question, m'a assuré que non, ce n'était pas le but ni l'intention. Il m'a aussi assuré que tout serait fait pour maintenir l'identité propre et la culture d'entreprise de Spectra. Je veux bien le croire. Mais seul l'avenir dira si c'était vrai et si la nouvelle venue chez les Molson a eu raison de miser sur l'indéfectible loyauté de sa nouvelle famille.