C'est une histoire d'amour à la fois douce et déchirante racontée par le New York Times du 13 janvier: celle d'un vieil homme et de son violoncelle. L'histoire commence le 3 janvier 2010. Cloué à un fauteuil roulant et relié en permanence à une bonbonne à oxygène, le violoncelliste Bernard Greenhouse fêtait ce jour-là ses 95 ans. Pour l'occasion, sa famille avait réuni dans sa maison à Cape Cod, des amis, des proches et une poignée de jeunes violoncellistes invités à jouer pour ce musicien sensible, fondateur du Beaux arts Trio, élève de Pablo Casals et professeur émérite et respecté.

J'imagine bien la scène, avec la mer grise au loin, le sable détrempé et le bruit des vagues se mêlant à l'éclat délicat des rires et aux mélopées des violoncelles. Après avoir bu un Martini, le vieux violoncelliste a subitement eu envie de jouer lui aussi. Il a tendu la main vers l'amour de sa vie depuis 54 ans: un Paganini de marque Stradivarius, portant le nom de Comtesse de Stainlein, qualifié de plus grand survivant des violoncelles Strad, par le journaliste du New York Times.

Même si Bernard Greenhouse n'était pas au sommet de sa forme, même si l'air lui manquait et que la vie se retirait inéluctablement de lui, le vieux violoncelliste a joué une pièce du folklore catalan transcrite par Pablo Casals lui-même. Puis, il a déposé l'instrument à ses côtés en louangeant sa beauté et en le qualifiant de trésor de son coeur. Sa fille Elena a retenu ses larmes. Pas parce qu'elle sentait que son père n'en avait plus pour longtemps. Plutôt parce que l'instrument qu'il couvait d'un regard amoureux était une réplique et non l'instrument qui l'avait accompagné toute sa vie. Bernard Greenhouse n'avait pas fait la différence. Il est mort cinq mois plus tard.

Pendant la dernière année de sa vie, Bernard Greenhouse répétait qu'il voulait vendre son violoncelle de son vivant à un jeune prodige qui saurait perpétuer la tradition. Mais la vérité, écrit le journaliste, c'est qu'il était incapable de s'en séparer, incapable de renoncer à cette chose quasi vivante, qu'il avait caressée tous les jours pendant 54 ans, avec qui il avait vécu, voyagé, souffert, pleuré, été adulé et applaudi.

À sa mort en mai dernier, le violoncelle a été mis en vente pour 6 millions et des poussières. À ce prix-là, sa fille n'avait qu'une crainte: que la Comtesse soit achetée par un oligarque russe qui l'enferme dans une voûte, la condamnant ainsi à mourir musicalement tout en triplant sa valeur marchande. C'est en effet le sort qui est souvent réservé aux instruments valant plusieurs millions. Mais contre toute attente, la Comtesse a été sauvée du goulag musical tel que l'avait souhaité le violoncelliste. C'est Stéphane Tétreault de Montréal, un jeune prodige de 18 ans, qui héritera de la Comtesse, grâce à une bonne fée dont on ne peut révéler l'identité même si elle est connue de beaucoup. La bonne fée a vu Stéphane Tétreault à la télé il y a un an et demi. Elle l'a appelé le lendemain en lui disant: «Je t'ai vu, maintenant je veux t'entendre.» Stéphane Tétreault est allé chez elle. Il a joué sur le violoncelle qui l'accompagne depuis l'âge de 12 ans. De toute évidence, il a impressionné la bonne fée. Une amitié entre les deux est née. En décembre dernier, la bonne fée lui a conseillé d'aller à Boston essayer la Comtesse de même que plusieurs autres violoncelles de haut niveau. «Je les ai tous essayés, mais dès que j'ai posé mon archet sur la Comtesse, je suis tombé en amour. C'est une affaire de sonorité, de projection, de douceur, tout y était», m'a dit Stéphane Tétreault mardi.

> Stéphane a enfin son violoncelle!

Lundi dernier, le jeune violoncelliste a appris que la Comtesse serait à lui «indéfiniment». Il n'aurait pas à assumer les coûts astronomiques des assurances. La bonne fée s'en chargerait. Il aurait seulement à être aux petits soins pour l'instrument, à lui réserver une place dans les avions comme au restaurant, à ne jamais le laisser seul à la maison, à le porter sur le dos dans un étui léger, mais plus résistant qu'un coffre-fort et à lui prodiguer tout l'amour que son ancien propriétaire lui a prodigué pendant un demi-siècle.

Aujourd'hui, une semaine après avoir appris la bonne nouvelle, Stéphane vit une période de transition, semblable à celle d'un amoureux qui a rompu avec son premier amour pour épouser la femme de sa vie. Je lui ai demandé s'il se sentait coupable ou déloyal face à ce premier amour qu'il quitte après toutes ces années. Ça l'a fait rigoler. «J'ai fait bonne route avec ce violoncelle. Je ne regrette pas les années que nous avons passées ensemble, mais j'ai toujours su qu'un jour, je passerais à autre chose. Alors, je n'ai pas le sentiment de l'abandonner en même temps, c'est fou ce que je vais dire, je sais que c'est juste dans ma tête, mais j'ai le sentiment que mon violoncelle n'est pas content ces jours-ci. Vraiment pas content.»

D'ici quelques semaines, le vieux violoncelle de Stéphane se retrouvera entre de nouvelles mains. Quant à la Comtesse, après avoir manqué finir dans un musée ou dans un mausolée où elle serait morte d'ennui, elle recommence sa vie avec un nouvel amour et une nouvelle maison. C'est ce qu'on appelle une fin heureuse et un cadeau aussi réjouissant qu'une nomination aux Oscars. Pour Stéphane Tétreault, pour les mélomanes et pour Montréal.