En principe, on devrait se réjouir. Il y a amplement matière à le faire. Car depuis lundi, le milieu culturel québécois est officiellement l'heureux dépositaire du Fonds capital culture Québec, un fonds de 100 beaux millions de dollars en capital de risque. Soixante millions proviennent du gouvernement du Québec et 40 millions, du Fonds de solidarité de la FTQ. Créé pour compenser les coupes à l'exportation et aux tournées internationales du gouvernement Harper, ce fonds est une vraie bénédiction. Selon les mots de la ministre St-Pierre, il sera «un levier d'envergure qui permettra de soutenir le développement de nos industries culturelles et l'exportation du talent de nos créateurs».

D'une durée officielle de huit ans, peut-être dix, le fonds, selon le ministre Bachand, aura pour priorité le financement de spectacles, de comédies musicales et de grandes productions destinées à l'exportation comme Cavalia ou Indiana Jones. Mais le monde de l'édition, des jeux vidéo, de la musique, du cinéma et de la télévision ne sera pas en reste et pourra aussi y souscrire.

Impossible, donc, de ne pas se réjouir de cette mesure qui fera en sorte que le milieu culturel québécois aura enfin les moyens de ses ambitions. Pourtant, à quelques jours de son lancement, un incident est venu assombrir les réjouissances et semer un doute. L'incident est en soi banal. Jeudi dernier, mon camarade Hugo Dumas apprenait de source sûre qu'André Provencher, ancien président de La Presse Télé et des Éditions Gesca, serait le directeur général du fonds et Sylvain Lafrance, l'ancien patron des services français de Radio-Canada, le président du conseil d'administration. Vingt-quatre heures plus tard, André Provencher était toujours en poste, mais Sylvain Lafrance avait été écarté de la présidence avant même d'avoir pu y siéger. Raison? Les dirigeants du Fonds FTQ se sont opposés ouvertement à sa nomination et ont rapidement eu sa tête.

Au bureau de la ministre Christine St-Pierre, on confirme que Lafrance a été approché et qu'aux yeux du gouvernement, sa candidature était excellente. «Mais cela a créé un malaise chez nos partenaires, notamment auprès des gens du Fonds FTQ, qui voulaient un président neutre, qui ne soit pas identifié à une société comme M. Lafrance l'est à Radio-Canada. C'est donc d'un commun accord que nous avons écarté M. Lafrance pour choisir Claude Beaudoin, l'ex-PDG de Télémédia, aujourd'hui professeur associé aux HEC.»

Le problème, ici, n'est pas tant qu'on ait finalement préféré Claude Beaudoin à Sylvain Lafrance. Le problème, c'est que le gouvernement, qui est pourtant l'investisseur majoritaire du FCCQ, a mis seulement quelques minutes à céder aux pressions des gens du Fonds FTQ sans opposer la moindre résistance. Le problème, ici, en est un d'influence. Car si les gens du Fonds FTQ ont eu autant d'influence aussi tôt dans le dossier, qui dit qu'ils n'en auront pas davantage au fil du temps? Qui dit que le jour où un producteur québécois mal aimé des gens du Fonds FTQ présentera un projet, il ne sera pas automatiquement écarté? Qui dit qu'un autre, qui a de bons rapports avec eux, n'obtiendra pas immédiatement son financement?

Ces questions sont peut-être inutilement paranoïaques. N'empêche, elles m'ont assaillie en revoyant sur le web le reportage d'Enquête diffusé le 24 septembre 2009 sous le titre «Un fonds sous influence». Il y était question du Fonds FTQ et des liens très serrés qu'il avait entretenus avec l'homme d'affaires Tony Accurso, à qui des prêts de plusieurs centaines de millions ont été consentis au fil des ans. Trois ex-cadres du fonds affirmaient sous le couvert de l'anonymat que «si t'es un ami de la structure, tes dossiers sont sur une fast track et sont traités en priorité». C'est aussi dans ce reportage que Michel Arsenault avouait candidement à la caméra qu'Accurso était un ami que lui avait présenté Louis Laberge et qu'il était allé sur son fameux yacht, tout comme Accurso était venu sur le sien. Michel Arsenault, pour ceux qui l'auraient oublié, est aussi le président du conseil d'administration du Fonds FTQ. De là à penser que les gens du Fonds FTQ ont voulu régler leurs comptes avec Radio-Canada en bloquant la nomination de Sylvain Lafrance, il y a un pas que personne n'ose franchir même si c'est ce que veut la rumeur publique.

Le porte-parole du Fonds FTQ m'a assuré qu'il n'en était rien. «S'il fallait qu'on se formalise dès qu'il y a un reportage ou un article contre nous, on n'en finirait plus», m'a assuré Patrick McQuilken, en précisant que cela faisait trop peu de temps que Sylvain Lafrance avait quitté Radio-Canada pour qu'il y ait impartialité ou apparence d'impartialité. «Le monde de la culture a besoin d'un conseil d'administration complètement impartial pour se sentir en confiance», a conclu le porte-parole. J'ai failli lui demander si le président du conseil d'administration du Fonds FTQ, qui trouve tout à fait normal de voguer à bord du célèbre yacht du copinage universel, pouvait nous garantir la même impartialité. J'ai préféré rester polie.

Il n'en demeure pas moins que je trouve les gens du Fonds FTQ bien mal placés pour faire la morale à qui que ce soit. En même temps, grâce à cette première intervention de leur part, ils viennent de nous rendre un fier service. Désormais, en plus de se réjouir de l'existence du Fonds capital culture Québec, il faudra l'avoir à l'oeil et tout faire pour qu'il ne devienne pas un autre fonds sous influence...