Pour beaucoup de gens, Bernard Lachance, ce chanteur qui loue des salles de spectacle et vend ses billets lui-même sur le trottoir, est un modèle de courage et de détermination. Déjà, après avoir rempli le Centre Bell à la mitaine et charmé le plateau de Tout le monde en parle, sa cote à la Bourse de popularité était à la hausse. Mais avec son passage, cette semaine, chez Oprah à qui il a arraché des larmes en chantant, Lachance n'est devenu rien de moins qu'un héros national. J'ai même entendu une commentatrice à la radio proposer qu'on crée un poste au ministère de l'Éducation rien que pour lui afin que son exemple et son énergie servent à combattre le décrochage scolaire. Une auréole avec ça?

Personnellement, je verrais plus Bernard Lachance comme prof de marketing aux HEC. Car au-delà de son charisme et de l'énergie volcanique qui l'anime, le point fort de cet hyperactif frôlant l'obsessif compulsif n'est pas son talent de chanteur. C'est son génie de vendeur.

 

À côté de lui, le type qui vend des frigos aux Esquimaux a l'air d'un amateur. Bernard Lachance ne fait pas que réinventer le porte-à-porte marchand, il fait basculer le principe dans le monde de la virtualité. Au lieu de vendre du concret aux gens sur le trottoir, il leur vend la promesse évanescente du plaisir qu'ils vont ressentir en l'entendant chanter un soir au Capitole, au Centre Bell, au Massey Hall et, en juin, au Chicago Theater. Autant dire qu'il leur vend du vent. Et si les gens achètent, c'est parce que sous ce vent, il y a la possibilité très hypothétique que Bernard Lachance devienne un jour une star. Ce jour-là, ceux qui l'auront croisé sur le trottoir et qui lui auront acheté un billet en choisissant eux-mêmes leur place sur son t-shirt pourront se vanter d'avoir été là à ses débuts. En fin de compte, Bernard Lachance vend de la proximité et un rapport direct entre l'artiste et le public. Sur le plan du marketing, c'est génial.

Sur le plan de l'art, par contre, c'est très dérangeant. Car Bernard Lachance inverse dangereusement les règles du jeu. Au lieu de faire ses classes, de se bâtir un univers musical qui se bonifie avec le temps et qui, tranquillement, gagne l'adhésion d'un public grandissant, il précipite les choses et force le coffre-fort du showbiz sans attendre qu'il s'ouvre naturellement à lui.

Mieux encore: Lachance neutralise la sacro-sainte notion de prédestination. Prédestiné ou pas, il y va et loue ses salles en tablant sur son travail, son pouvoir de persuasion et sa personnalité exubérante et fantasque. Et ça marche!

Ce faisant, il pulvérise l'image de l'artiste doué d'un don divin qui attend d'être découvert par le destin ou par René Angélil. Bernard Lachance n'attend rien. Il fonce dans le tas.

Pour Renaud Legoux, prof en marketing aux HEC, Lachance est une sorte de réponse à une industrie musicale en crise. Alors que les canaux marchands traditionnels ne marchent plus, Lachance propose une nouvelle logique marchande directe, personnalisée et sans intermédiaire, avec en prime un artiste, commerçant et épicier, qui provoque sa gloire au lieu d'attendre qu'elle lui soit servie sur un plateau d'argent. Dans un monde où les vedettes sont produites en usine et leurs carrières dessinées par des architectes tout-puissants, Bernard Lachance est «l'underdog» par excellence, celui qui triomphe contre Goliath grâce à une stratégie résolument non conventionnelle. Selon Legoux, l'avantage d'une stratégie non conventionnelle, c'est qu'elle permet généralement à «l'underdog» de triompher. L'inconvénient, c'est qu'elle implique des efforts énormes, que la plupart des humains normaux et équilibrés n'ont pas envie de se taper. Ce qui revient à dire que même si sa stratégie a porté ses fruits, Bernard Lachance ne risque pas de faire école. Ni de produire une nouvelle génération de chanteurs hyperactifs obsessifs compulsifs qui vont arpenter tous les trottoirs de la Terre en cherchant à nous séduire avec un t-shirt et une paire de billets. Fiou! Une chance.

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