Le 18 décembre prochain, Bernard Derome animera son dernier bulletin d'information à vie. Sachant cela, je ne peux m'empêcher de penser que j'ai écrit exactement la même chose il y a 10 ans, plus précisément le 17 juin 1998, alors que Bernard tirait sa révérence une première fois après qu'on lui ait plus ou moins subtilement indiqué la porte.

Ce soir-là, il y a 10 ans, j'aurais versé une larme si, après son dernier sourire et son dernier «merci, bonsoir», Bernard Derome s'était levé, avait enlevé ses écouteurs et avait quitté le studio pendant que le générique défilait en silence sur la chaise vide du doyen des animateurs.

 

Mais au lieu d'une cérémonie simple et sobre pour souligner le départ de Derome il y a 10 ans, on a sorti les violons, les grands discours et un chapelet de qualificatifs le décrivant comme un héros et un saint moderne.

Encerclé de ses nombreux collègues, le pauvre homme était resté cloué sur son fauteuil et confit dans son malaise pendant cette interminable canonisation dont le but caché semblait d'être de nous faire oublier que le grand homme avait été tassé par un petit jeune.

Cette fois-ci, on nous dit que la cérémonie des adieux sera plus sobre. Après un bulletin d'information de 30 minutes, l'actualité sera mise de côté à la faveur d'une entrevue que Michel Désautels a réalisée avec Derome quelques jours avant les élections québécoises. Connaissant les talents d'intervieweur de Désautels, je ne doute pas de l'intérêt ni de la pertinence de l'exercice. Il n'en demeure pas moins que la qualité et l'émotion d'un adieu tiennent avant tout à sa rareté et supportent mal la redondance. Or, le 18 décembre prochain, ce ne sera pas le premier, mais en quelque sorte le troisième hommage que l'on rendra à Derome. Pour ceux qui l'auraient oublié, avant sa canonisation en 98, il y avait eu deux ans plus tôt aux Beaux Dimanches, une émission spéciale célébrant les 25 ans de carrière de l'animateur. Cette fois-là, des hommes politiques, des journalistes, des humoristes lui avaient déjà élevé un premier monument. Même Jean Chrétien, qui avait pourtant déclaré, quelques mois plus tôt, qu'il dormait mieux depuis qu'il ne regardait plus Le Téléjournal, avait envoyé sa cassette de félicitations.

Trois hommages en un peu plus de 10 ans, cela m'apparaît beaucoup pour un homme qui a été un formidable lecteur de nouvelles, mais qui n'a pas inventé la roue ni le remède contre le cancer. Sans compter qu'en 1998, le départ de Bernard Derome avait quelque chose de solennel et d'émouvant. C'était la fin d'une époque, la fin d'une institution et la fin de notre relation avec un homme qui tous les soirs depuis 27 ans nous présentait et nous expliquait le monde. Mais le monde a changé. L'information aussi et Radio-Canada encore davantage. La télé publique a cessé de mener le monde de l'information et d'être notre unique point de repère, aussi bien les soirs ordinaires que les soirs d'élections.

Quelque part entre le premier départ de Bernard et son retour à la barre du Téléjournal six ans plus tard en 2004, le monde a basculé. Il est devenu multiple, polymorphe, accessible à toute heure du jour ou de la nuit. Il nous a appris à nous abreuver à plusieurs sources et à plusieurs plateformes et, par conséquent, à nous passer de Bernard Derome.

Il y a 10 ans, le départ de Bernard Derome avait valeur de symbole. Aujourd'hui, le symbole s'est abîmé contre les récifs du déjà-vu. C'est en fin de compte un simple animateur qui s'en va. On lui a déjà dit mille fois à quel point on le trouvait bon, fin et compétent. À quel point, il avait influencé notre façon de voir et d'appréhender le monde. L'heure des grands discours est terminée. Nous lui avons dit tout ce que nous avions à lui dire, sinon ces trois petits mots: merci, bonsoir, Bernard.