Il y a 30 ans, il y avait un terrain vague à la place du Centre Bell, la toute jeune et très larmoyante Céline Dion était l'objet constant de railleries de la part de ses pairs, Dodo et Denise étaient encore des pimpantes poulettes d'à peine 40 ans et Gregory Charles venait à peine de terminer sa première décennie sur terre sans se douter qu'il n'aurait même pas besoin de vivre vieux pour voir de son vivant un Noir accéder à la présidence des États-Unis.

Trente ans plus tard, beaucoup de choses ont changé, mais pas le gala de l'ADISQ, ce coup d'envoi qui, chaque automne, depuis trois décennies et deux référendums, nous offre une sorte de radiographie de l'inconscient collectif québécois et nous permet de savoir à travers les chansons portées aux nues et les chanteurs et chanteuses élus, si la nation stagne ou évolue.Or dans 30 ans, je me demande bien ce que nous retiendrons du gala de dimanche lancé à train d'enfer et dont l'ambiance délicieusement survoltée donnait l'impression que la grande famille de la musique était au sommet de sa forme et plus prospère que jamais. L'immensité du Centre Bell et l'énergie de la foule de 10 000 personnes ont de toute évidence contribué à créer l'illusion que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais autant dire que l'illusion était aussi parfaite que mensongère.

Non seulement ça ne va pas bien sur le plan des ventes de disques comme de spectacles, mais tout semble indiquer que le déclin va s'accélérer avant de diminuer. Pourtant, pendant les trois heures du gala, je n'ai pas entendu le moindre cri d'alarme, appel au secours ou déclaration de guerre de la part des artistes ou de leurs producteurs. Personne n'a évoqué la possible disparition du CD à la faveur d'un téléchargement généralisé. Personne ne s'est insurgé contre le piratage. Personne n'a fait d'appel de phares ou fait de mises en garde à James Moore, le nouveau ministre de Patrimoine Canada.

Et enfin, personne n'a évoqué le passage du temps ni le fait que le pays que certains voulaient bâtir il y a 30 ans n'est toujours qu'une chanson. Bref, en 30 ans de fréquentation de l'ADISQ, j'ai rarement vu un gala aussi peu revendicateur et engagé. En même temps, cela se comprend. D'une part, il y avait ce 30e anniversaire, symbole de la pérennité de la musique d'ici, qu'on voulait célébrer sans fausse note. De l'autre, il y avait le Centre Bell dont l'immensité intimidante ne portait pas à la revendication. Mais surtout, il y avait la présence d'une invitée de marque dont l'indice de fascination populaire ne cesse de croître. Je parle de Céline Dion, la seule vraie star de ce 30e gala.

Même si le succès phénoménal de Céline ne date pas d'hier, on dirait que les gens d'ici viennent seulement récemment d'en prendre toute l'hallucinante mesure. L'été dernier sur les Plaines, chaque artiste qui avait été invité à chanter avec Céline semblait transfiguré par l'expérience. Le phénomène s'est poursuivi dimanche soir devant un milieu autrefois moqueur et qui, cette fois, était à genoux devant Céline et semblait lui implorer pardon.

Le public, de son côté, n'en finissait plus de déclarer à Céline l'amour fervent et inconditionnel qu'il lui porte.

Ce moment de communion entre Céline et le public fut à la fois magique, mais aussi un brin inquiétant. Car aussi inspirante soit-elle, Céline Dion n'est pas René Lévesque. Elle a peut-être gravi de très hautes montagnes, mais elle n'a pas changé le cours des choses au Québec ou ailleurs. Sa conquête est une conquête marchande et l'aboutissement d'un travail acharné combiné à son immense talent.

Les Québécois ont raison d'applaudir Céline et de se projeter dans ses succès. Ils ont raison de lui vouer une sorte de culte. Le problème c'est que ce culte poussé à l'extrême finit par tourner à vide et par laisser ses adeptes, fascinés, immobiles et incapables de partir à la conquête de leurs propres sommets et, surtout, de reconnaître qu'il y a d'autres sommets que le succès et l'argent.

Assez étrangement, il y a 30 ans, alors que Céline rêvait d'une carrière internationale, l'art était plus important que le succès et l'argent. La preuve c'est que cette année-là, c'est Le blues du businessman, l'histoire d'un homme riche, prospère, mais frustré de ne pas être un artiste, qui a remporté le titre de chanson de l'année.

Trente ans plus tard, le public veut tout et tout de suite comme la chanson d'Ariane Moffatt qui a été couronnée chanson de l'année. Que cet hymne à l'individualisme exacerbé et au refus de choisir et de s'engager triomphe sur les autres chansons en dit beaucoup sur le Québec d'aujourd'hui.

Malgré ses qualités indéniables et son autodérision salutaire, il est difficile de croire que cette chanson est le gage d'un avenir meilleur. Au contraire. À force de vouloir tout et tout de suite, on risque de se retrouver avec rien. Peut-être pas demain, mais certainement dans 30 ans.

Photo: Robert Skinner, La Presse

Je veux tout, d'Ariane Moffatt, chanson populaire de l'année, est un hymne représentatif de notre époque comme Le blues du businessman l'a été pour la sienne, il y a 30 ans.