Depuis que la GRC soupçonne son fils d'être un terroriste, Imad Sakr ne dort plus. Cette idée l'obsède. Il est convaincu que son fils est innocent.

Imad Sakr vit à Laval avec sa femme, sa fille et son fils de 25 ans dont le passeport a été confisqué par les autorités canadiennes en 2013.

C'est son fils aîné, Tarek, 30 ans, qui est soupçonné d'être un terroriste. La GRC a ouvert une enquête, mais aucune accusation n'a été déposée contre lui. Tarek vit en Turquie depuis 2012, tout près de la frontière syrienne. Son frère de 25 ans fait peut-être aussi l'objet d'une enquête. La GRC ne veut rien confirmer.

Tous les enfants Sakr ont la double nationalité, canadienne et syrienne.

Tarek ferait partie de la première vague de jeunes Québécois partis en Turquie et soupçonnés de tenir des propos islamistes extrémistes.

Tarek est aussi sur la liste des terroristes internationaux du département d'État américain, une procédure exceptionnelle.

Quand Imad a appris que son fils était fiché par les Américains, il m'a appelée, paniqué. On s'est donné rendez-vous dans un McDonald's de la rue Saint-Laurent, le même depuis 2014.

Il était dévasté. Il pleurait et répétait que son fils était innocent. "S'il va aux États-Unis, ils vont le tuer", répétait-il. Il me regardait à travers ses lunettes de myope. Ses yeux étaient embués, sa voix désespérée.

Imad a 60 ans. Son français est hésitant, il cherche ses mots. Son récit est parfois décousu. Une barbe hirsute barbouille ses joues. Ses cheveux gris sont clairsemés, son crâne est légèrement dégarni. Il ressemble à un homme qui a vieilli en accéléré et qui assiste, impuissant, au naufrage de son fils.

En 1993, Imad a quitté la Syrie pour fuir la dictature d'Hafez al-Assad, le père de Bachar. Il était ingénieur. À Montréal, il s'est inscrit à l'École Polytechnique dans l'espoir de faire reconnaître son diplôme syrien, mais il a abandonné au bout de six mois. Depuis 1999, il est chauffeur de taxi.

La première fois qu'il m'a parlé, c'était au lendemain de mon passage à l'émission Tout le monde en parle, à l'automne 2014. J'avais dit que Bachar al-Assad était un criminel de guerre.

Depuis, on s'est vus plusieurs fois au McDonald's de la rue Saint-Laurent ou dans son taxi. On communique par Facebook, car il est convaincu que son téléphone est sous écoute. Il a essayé de convaincre sa femme, sa fille et son fils de 25 ans de me parler. Ils ont refusé, ils n'ont pas confiance dans les journalistes. Le refus du fils a été virulent. Imad hésitait, il ne voulait pas voir son nom dans les journaux de peur de nuire à sa famille. La semaine dernière, épuisé, les nerfs en boule, il a plongé.

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Imad n'est pas croyant, il ne va jamais à la mosquée.

Tarek, lui, a commencé à fréquenter la mosquée à 14-15 ans. Avant de partir en Turquie, il portait la barbe et faisait ses cinq prières par jour. 

« Ils font la prière, ça ne veut pas dire qu'ils sont des extrémistes, proteste Imad.

 - Et votre fils de 25 ans?

- Il copiait son grand frère.

- Aviez-vous peur qu'ils se radicalisent?

- La radicalisation vient d'une fragilité émotionnelle. C'est facile de laver le cerveau de quelqu'un quand il y a une brèche.

- Il n'y avait pas de brèche chez Tarek?

- Non, il menait une vie normale, les études, l'école, les amis. Il n'y avait pas d'instabilité, pas de déchirements. Il a assisté une fois à un discours d'Adil Charkaoui, mais il n'a pas aimé.

Tarek a étudié à l'Université de Montréal en sciences de la santé. Il voulait devenir pharmacien, mais il lui manque deux mois de stage.

« Il est parti en Turquie avec 1500$ de médicaments. Il travaille pour une organisation humanitaire qui aide les réfugiés syriens.

- Comment s'appelle l'organisation? 

Imad ne répond pas. Il fouille dans ses papiers froissés, entassés pêle-mêle dans un sac.

- Je ne connais pas le nom.

- Vous pouvez demander à Tarek?

- N'espérez pas, Tarek ne voudra pas vous donner le nom. »

Imad jure que Tarek n'est pas parti en Syrie pour se battre contre Bachar al-Assad avec le Front al-Nosra, un groupe djihadiste lié à al-Qaïda.

« Tarek est choqué par la brutalité de Bachar, mais il n'a jamais été en Syrie. »

Imad parle plusieurs fois par semaine à Tarek qui s'est marié avec une réfugiée syrienne. Ils ont eu une fille, elle a sept mois. Imad me montre sa photo sur son téléphone. Un bout de chou avec de grands yeux.

Imad envoie souvent de l'argent à Tarek. Depuis 2012, il lui a expédié 11 350$.

« Il ne peut pas être un terroriste, plaide Imad. Les terroristes ont de l'argent, pas Tarek. »

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Imad balaie tous les soupçons qui pèsent contre son fils.

Avant de partir en Turquie, Tarek a fréquenté un centre de tir en banlieue de Montréal avec d'autres jeunes soupçonnés de faire partie d'une cellule aux idées extrémistes.

Les jeunes faisaient leur prière entre deux exercices de tirs. « Un client aurait entendu l'un d'eux dire: "On va tuer les mécréants", raconte Imad. Mon fils jure que c'est faux. »

En 2012, deux journalistes américains, Théo Padnos et Matthew Schrier, sont kidnappés par le Front al-Nosra. Ils sont détenus ensemble à Alep. Matthew s'évade sept mois plus tard; Théo, lui, est libéré en 2014.

Les otages ne voyaient jamais leurs ravisseurs, car ils portaient un masque pendant les interrogatoires, mais deux d'entre eux, disent-ils, avaient un accent québécois. Les soupçons se tournent vers Tarek.

 « Impossible, rétorque Imad. Les otages étaient détenus à l'hôpital universitaire d'Alep dans le secteur ouest de la ville contrôlé par Bachar al-Assad. Jamais Tarek n'aurait pu y mettre les pieds sans se faire arrêter ou tuer. C'est les services secrets de Bachar qui ont kidnappé les deux journalistes. Pas mon fils. »

J'ai appelé un des otages, Matthew Schrier. Il vit quelque part aux États-Unis. Il contredit Imad.

« J'étais détenu à l'hôpital pédiatrique situé dans le secteur est d'Alep contrôlé par al-Nosra. »

 Les kidnappeurs ont demandé à Schrier ses mots de passe. Ils ont acheté des objets avec sa carte de crédit. Ils les ont expédiés à deux adresses, une à Westmount, l'autre à Laval chez Imad Sakr. 

Imad proteste. « Ils ont volé l'identité de mon fils. Tarek ne ferait pas de mal à une mouche. »

Matthew Schrier démet férocement. « J'ai l'adresse des Sakr à Laval sur mon compte eBay. »

Tarek est aussi soupçonné d'être un tireur d'élite qui aurait suivi un entraînement en Syrie.

« C'est impossible, il est myope », réplique Imad.

Il me tend une prescription faite au nom de Tarek qui prouve sa myopie.

« Il peut porter des verres de contact?

- Non, il est allergique. » 

À l'été 2015, la GRC a effectué une perquisition chez les Sakr à Laval.

« Ils ont pris les ordinateurs et les téléphones », dit Imad.

La perquisition a été comme un coup de tonnerre dans la vie des Sakr.

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La vie de la famille Sakr n'est qu'attente depuis que Tarek est soupçonné de terrorisme.

« Quand Tarek sera-t-il accusé ou lavé de tout soupçon ? demande Imad. Il n'y a pas d'accusation, on ne peut donc pas embaucher un avocat. Les Canadiens n'ont rien trouvé, les Américains diabolisent Tarek. J'ai peur que mon fils, sa femme et ma petite-fille se fassent assassiner. » 

 « On est choqués. Les gens nous évitent comme la peste, ajoute-t-il. On ne comprend pas l'acharnement, l'écoute électronique, la perquisition. Ça fait cinq ans que ça dure. »

 Son fils de 25 ans attend que la poussière retombe.

« Sa liberté est limitée, car son passeport est toujours confisqué. Son avenir est détruit.

- Et votre fille (elle a 23 ans)?

- Elle est impuissante, comment peut-elle réagir? Ils ont saisi son ordinateur et son téléphone. Elles les a récupérés, mais le tort est fait. Son avenir est en péril à cause de tout ça. »

Il soupire et regarde ses papiers jetés en vrac sur la table. Il n'en peut plus de cette vie suspendue, de cette attente interminable, de ces soupçons qui les minent. Il est prêt à se rendre à Ottawa avec une pancarte pour protester. Tout, plutôt que ce cauchemar qui n'en finit plus.