L'histoire est incroyable. Un patient, un seul, se plaint parce que le CHU de Québec a un crucifix dans son entrée principale. Il invoque la neutralité de l'État. L'hôpital s'empresse de retirer le crucifix.

Qui s'est plaint ? Le CHU a refusé de me le dire. Homme ? Femme ? Québécois de souche ? Une chose est certaine, l'hôpital a dégainé plus vite que son ombre. Une semaine après avoir reçu la plainte, le crucifix était retiré. Une plainte, une semaine. Service rapide.

La radio de Québec s'est emparée de l'affaire. L'animateur Sylvain Bouchard du FM93 est monté aux barricades. Il en a fait une affaire d'État. Il a lancé un appel émotif sur les ondes.

« On abandonne ou on se bat ? a-t-il dit mardi matin, alors que l'hôpital refusait de remettre le crucifix à sa place. On laisse notre histoire se faire enterrer ? On veut cacher le crucifix dans un sous-sol ? Il faut que personne voie nos traditions, notre culture, notre histoire ? Si on perd celle-là, on va en perdre plein d'autres. Ou vous vous levez deboutte et vous vous battez ! »

« Vous n'y êtes pas allé un peu fort ? lui ai-je demandé.

- C'est la réaction des gens qui m'a influencé. J'ai reçu des centaines de courriels. Personnellement, ça m'a choqué. Oui, j'avais un ton revendicateur et de colère. »

Selon Sylvain Bouchard (il a une très bonne source à l'intérieur du CHU), la plainte a été déposée par un Québécois de souche et non un musulman, contrairement à la rumeur.

Ce qui me scie dans cette histoire, c'est qu'on se pose encore des questions sur la présence d'un crucifix dans un hôpital et que cette histoire soulève des passions, dix ans après la commission Bouchard-Taylor et ses discussions-fleuves sur les accommodements raisonnables, trois ans après la Charte des valeurs et ses débats monstres et un mois après l'attentat de Québec qui avait, en principe, calmé le jeu et mis le couvercle sur la marmite identitaire.

C'est tout de même renversant qu'il existe toujours autant de confusion. On en a pourtant parlé en long et en large. Gérard Bouchard, le père du fameux rapport Bouchard-Taylor, ne veut plus donner d'entrevues sur ce sujet, car il souffre d'une écoeurantite aiguë. C'est dire.

Pourquoi les Québécois sont-ils toujours aussi mélangés ? Pourquoi la chicane est-elle repartie autour de la place d'un crucifix ? On le décroche ? On le garde ? Objet de patrimoine vidé de tout sens religieux ? Ou outrage à la neutralité d'un hôpital public ?

Le CHU de Québec n'est pas un YMCA qui givre ses vitres à la demande des hassidim ou un patron de cabane à sucre qui demande à ses clients de céder leur place à des musulmans sur la piste de danse pour qu'ils puissent faire leur prière, mais un hôpital public affilié à l'Université Laval, régi par la Loi sur les services de santé et les services sociaux et doté d'un conseil d'administration et d'une direction générale. Si eux sont mêlés et réagissent au quart de tour à la plainte d'un obscur quidam, imaginez le reste de la population.

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Parlons du fond de la question. Le crucifix, qui fait trois pieds de haut sur un pied et demi de large et qui est installé dans le hall d'entrée entre deux ascenseurs, fait-il partie du patrimoine ?

La présence du crucifix ne compromet en rien la neutralité de l'hôpital. Si le gouvernement avait cédé la gestion du CHU au clergé, sa neutralité aurait été compromise. L'hôpital a été fondé par des religieuses, le crucifix n'est qu'un rappel de cette histoire. Rien de plus.

Autre problème : la définition du patrimoine, cette catégorie fourre-tout qu'on utilise à toutes les sauces. Dans quelles circonstances le patrimoine n'est-il qu'un simple rappel de l'histoire ? Quand se transforme-t-il en symbole religieux qui porte atteinte à la neutralité ?

Tout est une question d'emplacement.

Un crucifix dans un hôpital fondé par des religieuses ne compromet en rien le caractère laïque de l'établissement. D'ailleurs, l'hôpital a remis le crucifix à sa place mercredi à la demande du ministère de la Santé. Pas besoin de déchirer sa chemise et de faire quasiment un appel aux armes, comme l'a fait l'animateur du FM93, pour revenir au gros bon sens.

La croix sur le mont Royal ne fait pas de Montréal une ville religieuse, pas plus que les noms des rues qui commencent par « Saint ». 

Par contre, le crucifix n'a pas sa place à l'Assemblée nationale, quoi qu'en pense le premier ministre Philippe Couillard. C'est un endroit hautement symbolique, où l'État exerce son autorité et où les députés votent les lois. Le crucifix n'est plus un objet de patrimoine, mais un symbole puissant qui jette une ombre sur la neutralité de l'État.

Le CHU de Québec a invoqué le jugement de la Cour suprême contre le maire de Saguenay qui récitait la prière à l'hôtel de ville pour justifier le retrait du crucifix. Sauf que l'enceinte d'un conseil municipal n'a rien à voir avec le hall d'entrée d'un hôpital. La neutralité religieuse de l'État est une obligation, a rappelé la Cour suprême. Le maire Jean Tremblay s'était défendu en parlant de patrimoine, de culture et de tradition.

Le patrimoine n'est pas un élastique qu'on peut étirer selon son bon vouloir.

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Pendant que les Québécois se tâtent l'âme sur la signification profonde du mot patrimoine, le gouvernement continue de remettre son projet de loi sur la neutralité religieuse aux calendes grecques, comme si c'était la dernière de ses préoccupations. Ce vide législatif entretient la confusion et encourage la dictature du n'importe quoi.

Nous vivons une époque fragile où la question identitaire est à fleur de peau. Après l'attentat de Québec, après la menace contre les musulmans à l'Université Concordia, on ne peut plus se mettre la tête dans le sable. La marmite identitaire continue de bouillir. Il ne faut pas attendre que le couvercle nous saute au visage.