Abraham Ekstein, un leader de la communauté hassidique d'Outremont, n'a pas été facile à convaincre, mais il a fini par accepter de me donner une entrevue.

On s'est rencontrés mercredi, à 21h15, dans son bureau de l'avenue Van Horne, à un jet de pierres de la synagogue. Il avait tout du juif hassidique : longue barbe, papillotes, manteau noir, kippa. Il ne m'a pas serré la main, un ultrareligieux ne touche pas la main d'une femme.

On s'est installés dans la salle d'attente - M. Ekstein est comptable - et non dans son minuscule bureau encombré de paperasse. Assis sur une chaise droite, éclaboussé par un éclairage cru, M. Ekstein s'est vidé le coeur.

Il était encore sous le choc des derniers événements. L'arrondissement d'Outremont a adopté un règlement pour interdire « tout nouveau lieu de culte » sur Bernard et Laurier. Les juifs ont contesté. Dimanche, ils ont perdu le référendum. Ils ont reçu le verdict comme une gifle.

Tout nouveau lieu de culte ? Plutôt toute nouvelle synagogue, car le règlement est taillé sur mesure pour bloquer l'expansion des juifs hassidiques qui forment près du quart de la population d'Outremont.

Pendant l'entrevue, Abraham Ekstein a laissé tomber les mots oppresseur et victime, les élus d'un côté, les juifs de l'autre. Ils s'affrontent depuis des années, sauf qu'aujourd'hui, les relations entre les deux groupes n'ont jamais été si tendues, pour ne pas dire pourries.

La mairesse d'Outremont, Marie Cinq-Mars, jure qu'elle ne visait pas les juifs, qu'elle voulait seulement stopper l'ouverture de nouveaux lieux de culte - catholique, protestant, musulman, bouddhique...- pour ne pas nuire à la vitalité de l'avenue Bernard. Les juifs hassidiques ne l'ont pas crue.

« Ils nous visaient parce qu'ils ont peur. Et ils ont peur parce que nous sommes différents. On ne veut pas prendre le contrôle d'Outremont ! Nous sommes ici pour rester et on ne s'excusera pas d'exister. »

- Abraham Ekstein

« Il faut trouver une façon de vivre ensemble, a-t-il ajouté. Ça ne veut pas dire que nous allons fréquenter les mêmes restaurants - nous mangeons casher -, et nos traditions ne nous permettent pas d'aller au théâtre. Ça ne nous empêche pas d'être des citoyens à part entière. Nous payons nos taxes et nous sommes paisibles. Même si je ne suis pas un Tremblay, j'ai le droit de vivre à Outremont. Intégration ne veut pas dire assimilation. »

- Les gens vous reprochent de vivre repliés sur vous-mêmes, lui ai-je dit.

- Même si c'est vrai, ça ne vous donne pas le droit de nous discriminer avec des lois. Nous avons nos propres vêtements, notre langue, le yiddish, nos journaux, notre religion et notre culture. Nos enfants ne fréquentent pas les mêmes écoles que vous. Nous devons améliorer nos communications, je l'admets. C'est pour ça que j'ai accepté de vous rencontrer.

Abraham Ekstein, né en Argentine, a 37 ans. Il a six enfants et il a épousé une juive hassidique.

« Mes grands-parents paternels et maternels ont vécu l'Holocauste. Comme peuple, nous avons survécu pendant des siècles. Nous avons développé un sens profond du devoir, ce qui signifie que nous devons préserver notre culture et notre mode de vie. »

La religion est au coeur de la vie des hassidim. Le règlement anti-synagogue a été non pas la goutte, mais « la tempête qui a fait déborder le vase ».

Abraham Ekstein était intarissable. Il agitait ses mains quand il parlait et il me regardait droit dans les yeux. « Dans une démocratie, on ne vise pas une communauté, on discute avec elle ! »

Je suis partie vers 22h30. Il est resté au bureau pour travailler. Cette histoire de référendum lui a bouffé un temps fou. Quand je suis partie, il ne m'a pas serré la main.

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J'ai reçu de nombreux courriels à la suite de ma chronique publiée mercredi où je dénonçais le règlement. Plusieurs lecteurs étaient fâchés contre moi. La plupart restaient polis, mais certains m'ont jeté leur colère au visage, du genre : ça paraît que tu vis pas à Outremont, pauvre conne.

Je ne vis pas à Outremont, mais juste à côté, dans le Mile End. Dans ma ruelle, j'ai de nombreux voisins hassidiques. Non, ce n'est pas l'enfer. Les hassidim sont tranquilles, pas de grosse musique rock ni de partys jusqu'au petit matin.

Ils ne saluent personne, c'est vrai. Mais je ne salue pas les gens que je ne connais pas quand je les croise dans la rue. Et vous ?

J'ai eu droit à une longue liste de griefs de la part de certains lecteurs : les juifs refusent de s'intégrer, ils vivent dans un ghetto, on leur donne une main, ils prennent un bras, leurs synagogues défigurent le paysage.

J'admets qu'ils mettent parfois des couvertures dans les fenêtres et que la synagogue au coin de Hutchison et Bernard a l'air du diable, mais est-ce une raison pour sortir le bazooka et piétiner les droits des hassidim avec un règlement odieux qui risque bien d'être taillé en pièces par la Cour suprême ?

Quelle est la solution ? Les jeter en dehors du pays ? Les forcer à s'intégrer et à abdiquer leur religion et leur culture ? Les harceler avec des règlements discriminatoires ? Se battre en cour contre eux ? Ou les accepter et mettre fin à l'éternel psychodrame identitaire ?

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Un mot pour terminer sur l'argument de la mairesse Cinq-Mars qui interdit tout nouveau lieu de culte pour revitaliser l'avenue Bernard. Il n'existe aucune étude qui démontre quelque lien que ce soit entre la vitalité d'une artère commerciale et la présence de lieux de culte. C'est du grand n'importe quoi.

Bernard en arrache tout comme Saint-Denis, Sainte-Catherine, Saint-Laurent, et j'en passe. La vie n'est pas rose pour les artères commerciales de Montréal. Les raisons sont nombreuses : un fardeau fiscal élevé, des loyers trop chers, la concurrence du 450, la hausse du magasinage en ligne...

Les juifs n'ont rien à voir là-dedans.

On s'attendrait à plus de rigueur de la part de la mairesse qui, faut-il le rappeler, représente tous les citoyens d'Outremont, y compris les hassidim qui forment 25 % de la population.

Photo François Roy, La Presse

Abraham Ekstein, un leader de la communauté hassidique d'Outremont