Molenbeek, plaque tournante du djihadisme. Ce n'est pas Molenbeek, mais Molenbeekistan. Ça, c'est l'image projetée par les médias. La réalité est plus complexe.

Molenbeek est une commune de Bruxelles, un peu comme un arrondissement à Montréal. Elle est située à trois stations de métro du coeur historique de Bruxelles... quand le métro fonctionne. Jeudi, en cette troisième journée de deuil, la plupart des stations étaient fermées.

J'ai donc marché, à peine 20 minutes à partir du centre-ville. J'ai franchi le canal qui traverse la ville. C'est là que commence Molenbeek. Des maisons modestes, des petits commerces, des rues qui serpentent en convergeant vers la place du marché. Beaucoup de femmes voilées, d'hommes dans des cafés qui écoutent Al Jazeera, de gens méfiants qui n'en peuvent plus de voir des journalistes braquer leur micro sous leur nez pour leur demander pourquoi Molenbeek est la mecque des terroristes.

Quelques chiffres pour comprendre Molenbeek : commune ouvrière de 96 000 habitants coincée dans un quadrilatère de 6 km2, taux de chômage de 50 % chez les jeunes de 25 ans et moins, 80 % de musulmans dans le centre, taux de décrochage scolaire de 70 %, 22 mosquées.

C'était jour de marché, jeudi. Sur la grande place, des étals de fruits et légumes, des hommes qui criaient pour vendre leurs marchandises, des femmes en hidjab qui tiraient leur cabas rempli à ras bord.

La bourgmestre (maire), Françoise Schepmans, était prise d'assaut par les journalistes. Elle donnait des entrevues à deux pas du marché sous un ciel fâché. Des Américains, des Australiens, des Français, des Néerlandais, des Espagnols se l'arrachaient. Ils lui posaient tous la même question : pourquoi autant de terroristes à Molenbeek ?

C'est ici qu'a grandi Salah Abdeslam, le présumé coordonnateur des attentats de novembre à Paris, ici que de nombreux terroristes ont transité, incluant ceux qui ont assassiné le commandant afghan Massoud en septembre 2001. La réputation de Molenbeek ne date pas de jeudi.

La bourgmestre répétait les mêmes réponses. « Le dénigrement contre Molenbeek me met en colère. C'est une vision lapidaire et réductrice. Oui, les difficultés existent, il faut éradiquer le réseau terroriste. »

Au café La chope, à un jet de pierre de l'hôtel de ville, Ahmed El Khannouss enchaînait aussi les entrevues. Bras droit de la bourgmestre, il expliquait le processus de radicalisation pendant que les journalistes prenaient des notes à la volée.

« L'État islamique recrute des jeunes fragilisés psychologiquement. Les problèmes économiques, la révolte contre la société, la rupture avec la famille favorisent la fragilisation. Ils se radicalisent entre eux, membres de la même famille ou petits groupes d'amis. C'est très fermé. Le recrutement ne passe pas par les mosquées, mais par Facebook. »

J'ai cogné à la porte de la mosquée El Moutaquin. L'imam était furieux. « Non, non ! Je ne veux pas parler ! Je suis un vieil homme ! »

Il m'a mise à la porte. Les hommes, gênés, évitaient mon regard. Je suis allée dans le café qui jouxte la mosquée. Il n'y avait que des hommes. L'un d'eux m'a dit : « On parle pas français bien. Arabe. »

J'ai marché une dizaine de minutes vers une autre mosquée, Tadamoune. L'imam Jamal Abachich est président de l'Association des mosquées de Molenbeek. La porte était ouverte, mais Abachich était absent. Je l'ai appelé sur son cellulaire.

« Mais oui, je veux vous parler ! »

Il était catastrophé. « C'est très dur pour nous. Il y a beaucoup de méfiance et de stigmatisation contre les musulmans. Les gens de Molenbeek sont traumatisés par les centaines de journalistes qui viennent ici et par les perquisitions. Ça prendra beaucoup de temps avant de remonter la pente. »

Et la responsabilité des mosquées dans la radicalisation des jeunes ? La réponse est ferme : « Ça passe par les réseaux sociaux. »

Aujourd'hui les imams de toutes les mosquées de Belgique vont demander aux fidèles de condamner le terrorisme.

J'ai bifurqué vers la rue des Quatre-Vents qui a mauvaise réputation. C'est là que Salah Abdeslam a été arrêté vendredi dernier après une traque de plusieurs mois. Une rue sans arbres avec des maisons basses. En face du 74 où se cachait Abdeslam, une sandwicherie. La propriétaire ne parlait qu'arabe. À côté, une boulangerie. L'homme a levé les yeux au ciel : pas encore une journaliste !

Dans la rue, les femmes se dérobaient et refusaient de répondre à mes questions, sauf Ida, une quinquagénaire corpulente de corps et d'esprit, une Belge de souche depuis la nuit des temps. « Ne l'écrivez pas, mais il y a trop de musulmans ici », m'a-t-elle dit.

En quittant Molenbeek, j'ai croisé trois femmes dans la trentaine. Deux portaient le hidjab.

- On se sent stigmatisées depuis le 11-Septembre, a dit Hana. Après Charlie Hebdo et les attentats de novembre à Paris, c'était la grosse dégringolade. Avec Bruxelles, on est à genoux, achevés. On a peur.

- Peur de quoi ?

- Du regard des autres. Nous ne sommes pas solidaires des terroristes. Je serais la première à appeler la police pour les dénoncer !

Je suis retournée à mon hôtel à pied. En traversant le canal, j'ai eu l'impression de changer de pays.

***

Dr L a un cabinet privé. Mardi, une heure et demie après les attentats, elle a reçu deux patients. Ils étaient dans le métro de Maelbeek quand la bombe a sauté. Ils ont vu les corps déchirés, le sang, l'horreur. Ils n'étaient pas blessés : de la poussière dans les cheveux, quelques éraflures, rien de plus. Leur âme, par contre, était bousillée.

« Quand vous avez deux gaillards de 25 ans qui pleurent devant vous pendant 20 minutes, vous pouvez dire qu'ils sont choqués », a raconté Dr L.

Le premier lui a dit : « J'ai peur, je vais toujours avoir peur. » L'autre faisait déjà des crises de panique. « Il en fera davantage », a prédit Dr L. Ils cherchaient des réponses. « Ils me disaient : "Expliquez-moi. Pourquoi ? Est-ce qu'on vit dans un monde de brutes ?" »

C'est ça aussi, une victime du terrorisme.

PHOTO ANDREW TESTA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

La bourgmestre de Molenbeek, Françoise Schepmans