J'ai vécu deux ans à Bamako, capitale du Mali, pays pauvre enclavé au coeur de l'Afrique de l'Ouest. C'était à la fin des années 70, dans une autre vie, un autre temps. Il n'y avait qu'un journal et une station de radio. Pas de télévision. Le pays vivait replié sur lui-même. C'était avant l'internet.

Dès qu'on sortait de la capitale, on se retrouvait en plein Sahel. Dans les villages, les cases étaient écrasées par le soleil. Il y avait peu de routes asphaltées. Les Maliens appelaient ça le goudron. «Il y a un goudron entre Bamako et Mopti», disaient-ils. Sauf que le goudron n'était jamais lisse, l'auto devait zigzaguer entre les crevasses.

Le Mali était dirigé par un dictateur, Moussa Traoré. Il s'était hissé au pouvoir en 1968. Il a été arrêté en 1991 par ses propres soldats. Après 23 ans de dictature, il est tombé sans résister. Le peuple ne l'a pas lynché et les militaires ne l'ont pas fusillé. Il a eu droit à un procès. Il a été condamné à mort, mais sa peine a été commuée en prison à vie.

Celui qui a fomenté le coup d'État s'appelle Amadou Toumani Touré. ATT pour les Maliens. Le général ATT a promis de remettre le pouvoir aux civils. Peu l'ont cru. Pourtant, il a tenu parole. Quatorze mois après son coup d'État, il s'est retiré et les Maliens ont élu un président.

C'était le début du « printemps malien «.

Le Mali est devenu un modèle de démocratie en Afrique de l'Ouest. ATT a quitté l'armée et, en 2002, il s'est présenté à l'élection présidentielle. Il a été élu. Je l'ai rencontré en 2005 dans son grand palais qui domine Bamako. Il m'a reçue en boubou, costume traditionnel africain. Il parlait un excellent français. Il adorait Montréal qu'il avait déjà visité, car une de ses filles y étudiait. C'était un homme doux, attaché aux valeurs démocratiques. Doux, mais faible.

Il a été réélu en 2007. Il avait promis de résister à la tentation africaine d'amender la Constitution pour solliciter un troisième mandat. Il devait quitter le pouvoir le 29 avril, jour de l'élection, mais il n'a pas eu le temps de se retirer. Le 22 mars, des soldats l'ont arrêté. Un coup d'État.

Les militaires lui reprochaient son incapacité à dompter la rébellion touarègue dans le nord du pays. ATT était trop doux, trop faible. C'est ce qui l'a perdu. Et c'est ce qui est en train de perdre le pays.

Le nord du Mali est peuplé de Touaregs. Plusieurs groupes se disputent le pouvoir: un mouvement national de libération, à tendance laïque, a profité du coup d'État pour proclamer l'indépendance du Nord, un territoire grand comme la France; des islamistes purs et durs qui contrôlent les principales villes du Nord, Tombouctou et Gao, veulent imposer la charia et obliger les femmes à se voiler. Ils entretiennent des liens avec Al-Qaïda qui a des bases dans le Sahara.

Lorsque les islamistes ont pris Tombouctou et Gao, ils ont défoncé les portes des bars, jeté les bouteilles d'alcool, détruit des objets d'art, un peu à l'image des talibans lorsqu'ils ont pris le pouvoir en 1996 en Afghanistan.

Le Nord est envahi par le désert du Sahara. C'est une contrée rude et désertique, irriguée en partie par le fleuve Niger. Quand on dit que Tombouctou est à l'autre bout du monde, ce n'est pas une métaphore. Je suis allée à Tombouctou et à Gao à la fin des années 70. À l'époque, Al-Qaïda n'existait pas.

On avait pris un bateau, un vieux rafiot, qui filait le long du Niger. Nous avons navigué pendant quatre jours le long des côtes désertiques, en plein coeur du Sahara. J'étais avec le père de ma fille. Je lui ai demandé de faire appel à ses souvenirs. Voici ce qu'il m'a écrit:

«Je me souviens de l'escale merveilleuse à Tombouctou, situé à quelques kilomètres du Niger - résultat de la sécheresse -, de la dune rose dans la boucle du Niger et de la photo de nous devant la discothèque de Gao, le 1er janvier. On avait des pulls, comme ils disaient là-bas, car il faisait froid.»

«Je me souviens aussi du retour en avion, un Tupolev, démarré comme une vieille picouille, et conduit par un pilote qui avait probablement folâtré toute la nuit. L'agent de bord était affalé sur son siège, ivre mort, et une chèvre se promenait dans l'allée. Mais ce qui m'a le plus marqué, c'est la rencontre de l'autre. Même s'il ignorait que l'homme avait marché sur la lune, il portait en lui le sens de l'accueil et de la générosité.»

C'était le bout du monde. Et c'est toujours le bout du monde. Qui ira à Tombouctou pour témoigner de la souffrance du peuple et des exactions des islamistes? Qui pourra recoller les morceaux de ce pays?