La date du 21 septembre 1955 est gravée à tout jamais dans la mémoire de Robert Vanden Abeele. Tôt ce matin-là, le jeune homme de 17 ans quitte la ferme familiale de Saint-Laurent pour se rendre à ses cours au Norgate Business College, un établissement qu'il fréquente depuis quelques semaines. Il fait d'abord du pouce pour se rendre à la station du tramway de la ligne Cartierville.

Le tramway dépose Robert quelques minutes plus tard. L'adolescent saute du « p'tit char » et traverse les voies ferrées d'un pas pressé. Il est persuadé que le chauffeur mettra quelques secondes à redémarrer. Un son strident se fait soudainement entendre derrière lui. Robert n'a pas le temps de réagir. Le tramway le heurte. Son corps glisse sous les roues.

Une terrible douleur fait entrer Robert dans un état second. Le conducteur, qui a immobilisé le train, est forcé d'avancer légèrement pour libérer le jeune homme. Les roues repassent sur le corps de Robert. Enfin libéré, le garçon trouve l'énergie, celle du désespoir, pour ramper et sortir de ce gouffre infernal.

Des cris se font entendre. Des gens accourent. Robert lit le désespoir sur les visages crispés. Un policier reconnaît le jeune homme. « Je vais prévenir ton père », dit-il. Un médecin s'approche du jeune homme, sort une seringue de sa sacoche et lui fait une injection.

Black-out.

Robert se réveille à l'hôpital St-Mary's. Ses jambes sont en feu. Il implore le personnel de s'occuper de lui, malgré l'absence de son père qui doit signer des autorisations. On pousse sa civière jusqu'à la salle d'opération.

Au réveil, Robert aperçoit le visage de son père et de son frère au-dessus de lui. Robert est pris d'un sentiment de culpabilité, celui de ne pas avoir été suffisamment prudent. Son père lui conseille de dormir.

En soirée, Robert n'en peut plus et demande à une infirmière comment sont ses jambes. « Tu ne sais pas ? », demande-t-elle. Elle fait venir un jeune interne. « J'ai les jambes dans le plâtre, docteur ? », demande Robert. « Non... », répond simplement le médecin avant de glisser une seringue dans le bras du garçon.

Black-out.

En pleine fleur de l'âge, cet adolescent alerte et sportif apprend qu'on l'a amputé des deux jambes. Robert sombre dans un abîme. Son père, qui lui a fièrement transmis ses origines flamandes, revient le voir. L'homme parle peu. Il dit à son fils : « Les jambes, ça ne repousse pas. Tu pourras marcher avec des prothèses. » Robert comprend qu'il doit accepter son triste sort.

Entre les visites de membres de la famille et d'incontrôlables crises de rage, Robert entreprend une longue convalescence qui va durer plusieurs mois. Le personnel tente d'enjoliver sa vie. Il passe ses journées à regarder par la fenêtre. Il aperçoit des élèves du collège Notre-Dame qui patinent. Un jour, il entend parler d'un patient qui s'est jeté par la fenêtre. Il se demande s'il ne devrait pas l'imiter...

Au bout de quelques semaines, un journaliste vient voir Robert et lui demande s'il a envie de rencontrer des joueurs de hockey ou de football. Le jeune fan du Canadien est estomaqué. Il répond oui. Puis un jour, dans l'embrasure de la porte de sa chambre, Robert aperçoit... Maurice Richard. Oui, le grand Maurice Richard est là, un bâton de hockey autographié entre les mains. Robert croit avoir des hallucinations.

L'idole de Robert s'approche de lui et se met à lui parler. Il l'encourage, lui dit que ça va bien se passer. En le quittant, Maurice Richard fait la promesse à Robert que son prochain but sera pour lui. Trois matchs plus tard, le Rocket marque le but tant souhaité, son 429e. Robert sait que cette rondelle est pour lui.

Quelques jours plus tard, Maurice Richard revient à l'hôpital, cette fois en compagnie de son fils Normand. Le personnel est en émoi. Le champion a de nouveau de bons mots pour le petit Robert. Sachant que le héros des Québécois se remet de la tempête liée à sa suspension du 16 mars 1955 et à l'émeute qui a suivi, Robert puise dans la force du Rocket le courage d'avancer.

« J'ai travaillé fort pour marquer ce but, tu dois travailler fort toi aussi », lui dit Maurice Richard en le regardant dans les yeux. Ces mots tétanisent Robert. Ils seront d'une richesse inestimable pour lui.

***

J'ai découvert l'histoire de Robert grâce à un courriel envoyé par sa femme, Hélène. Elle avait lu ma chronique dans laquelle je disais qu'il y avait trop de biographies inutiles sur le marché. Hélène m'a dit que son mari, aujourd'hui âgé de 80 ans, était un exemple de détermination et de courage et qu'il venait de rédiger en autoédition un ouvrage biographique à l'intention de ses proches.

Dans le livre Une marche pas comme les autres, Robert Vanden Abeele revient sur le terrible accident du 21 septembre 1955, un événement qui a donné bien malgré lui une direction à sa vie. L'homme raconte comment il a empoigné la barre de sa vie pour la redresser.

La longue réadaptation, le retour aux études, le difficile apprentissage du quotidien avec des prothèses, tous ces fragments précieux, Robert a voulu en parler avec ses mots, avec sa sensibilité. Durant ce parcours, chaque petite victoire est devenue quelque chose d'énorme. « Quand j'ai eu ma première voiture, j'étais tellement fier de pouvoir la conduire que je partais de chez-moi et je roulais jusqu'à Saint-Jérôme », m'a-t-il raconté.

Robert et Hélène m'ont accueilli dans leur demeure de Laval, là où ils ont élevé leurs deux enfants et où défilent aujourd'hui leurs cinq petits-enfants. Ils m'ont parlé de leur histoire. « Au moment de notre rencontre, je lui ai dit que je pourrais sans doute tomber amoureuse de lui s'il n'avait pas ce handicap », confie Hélène. Robert lui avait alors répondu : « En effet, comment peux-tu aimer la moitié d'un homme ? » Hélène est finalement devenue amoureuse de l'homme dans toute son entièreté.

En lisant son livre, les membres de la famille de Robert ont découvert des aspects de sa vie qu'ils ne connaissaient pas. Ils ont compris comment cet homme qu'ils côtoient depuis des années a su bâtir sa vie comme les autres, même si le fil d'arrivée lui apparaissait tellement plus loin que celui des autres.

Robert Vanden Abeele a eu un père aimant, mais qui a été, comme beaucoup d'hommes de sa génération, avare d'affection. À sa mort, on a découvert dans son porte-monnaie une photo de Robert. Elle avait été prise à l'hôpital, en 1955. Toute sa vie, Ernest Vanden Abeele a gardé sur lui le souvenir de cet instant douloureux, mais aussi le symbole du fabuleux courage dont avait fait preuve son fils.

Robert n'a pas voulu cacher dans un porte-monnaie la preuve de son amour pour ses proches. Il leur a écrit, noir sur blanc. Il a surtout voulu leur donner le goût d'avancer. Comme il l'a fait.

photo archives la presse

Le 2 novembre 1955, le jeune Robert, qui vit les moments les plus difficiles de sa courte vie, reçoit la visite surprise de son idole, Maurice « le Rocket » Richard en personne.